Page:Mercier - L’Habitation Saint-Ybars.djvu/49

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rament, ou l’indice d’un état douloureux de l’âme. Il savait, par expérience, que l’on peut déjà à treize ans nourrir un chagrin sérieux. Il devait découvrir, après quelques semaines de séjour sur l’habitation, la cause qui répandait cette teinte de tristesse sur les traits de son élève. Il vaut mieux qu’on la connaisse dès à présent ; nous la dirons en quelques mots.

Saint-Ybars avait cessé d’aimer sa femme ; elle s’en était aperçue depuis longtemps. Elle ne lui en avait jamais fait de reproches ; elle ne s’en était plainte à personne. Comme tout chez Saint-Ybars tournait en passion, son indifférence conjugale n’avait pas tardé à se transformer en antipathie ; puis, l’antipathie s’était changée en une aversion que trahissaient des paroles acerbes, ou des railleries qui rendaient Mme Saint-Ybars ridicule et diminuaient le respect des domestiques pour elle. Quelquefois, sous le prétexte le plus futile, la colère de Saint-Ybars contre la malheureuse femme éclatait avec la soudaineté et le fracas de la foudre. Alors, tout tremblait autour de lui ; personne n’eût osé lui faire la moindre observation. Vieumaite lui-même s’abstenait d’intervenir ; considérant l’irascibilité de son fils comme un mal irrémédiable, il en avait pris son parti ; dès qu’il soupçonnait l’approche d’un orage, il s’éloignait et allait retrouver la paix parmi ses livres.

De tous les enfants de Mme Saint-Ybars, Démon était celui qui aimait le plus sa mère, quoique peut-être il aimât davantage Mamrie. La conduite de Saint-Ybars envers sa femme était pour l’enfant une source de douleurs cachées et de réflexions au-dessus de son âge. Quand il voyait un esclave, enhardi par l’exemple du maître, manquer de respect à sa mère, il lui prenait envie de le poignarder. Mais il avait honte pour son père ; il feignait de ne pas voir ses mauvais traitements ; il dévorait sa peine solitairement, il la taisait même à Mamrie. Pélasge seul devait deviner le secret qui entravait, dans cette jeune âme, le développement des facultés heureuses et riantes.

N’anticipons pas davantage sur l’avenir ; revenons à ce repas à la fin duquel Pélasge remarquait, non sans quelque surprise, l’expression mélancolique de son élève.