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Page:Mercure de France, t. 76, n° 275, 1er décembre 1908.djvu/101

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de pierre neuve dont la seule vue lui était odieuse, le peuple, à présent, s’y ruait avec allégresse, la bourgeoisie suivait le peuple et il n’était pas jusqu’aux grandes dames, Mme Lesourd, la femme du docteur, Mme Brisail, Ia femme du Directeur des Contributions, qui n’achetassent, elles aussi, des articles à bon compte et n’en fissent l’éloge à leurs proches amies. C’était cela, surtout, qui indignait Mme Sableux.

— Pensez donc ! Pour payer trois sous de moins, elles traverseraient la ville à cloche-pied.

M. Lecocq répondait :

— Hé, chère Madame, chacun est libre de son argent. Vous ne pouvez empêcher les gens de le porter où bon leur semble.

— Alors toutes ces femmes sont des idiotes.

— Hé…hé…

— Je dis ceci, M. Lecocq, et je vous prie de bien m’écouter. Si j’étais à la place de Mme Fridaine, je ne céderais pas. Nous verrons bien la fin de tous ces abus.

— Je suis très vieux, chère Madame.

— C’est bon… c’est bon… Ne plaisantons pas.

Chaque jour apportait la nouvelle d’une défection. Mme Fridaine feignait d’y être insensible. Elle enregistrait les trahisons d’un petit « Ah ! », sec, mordant, qui enterrait à tout jamais ses relations avec le transfuge. Le dimanche, sur le Cours, il y avait certaines voilettes, certains rubans qu’elle ne saluait pas. Quelquefois, excédée, elle prenait le bras d’Annette, elle l’attirait à l’écart le long des charmilles :

— Viens ici, petite… Il y a plus d’ombre.

Mme Fridaine était une femme ordonnée. Chaque soir, elle faisait ses comptes. Mais nul, en dehors d’elle, ne connaissait son chiffre d’affaires. Qu’il eût fléchi, cela ne faisait de doute pour personne. Pourtant, elle ne se plaignait pas. Ses amis, à cause de sa fierté, gardaient le silence. Ils évitaient de la blesser par des allusions. La grosse Mme Malézieux fut moins adroite. Un jour, en rassortissant des soies, elle interrogea tout à trac :

— Mais ce magasin doit vous faire un tort énorme ?

Grand’mère avait pâli légèrement. Une contraction lui pinça la lèvre. Mais elle se remit tout de suite.

— Allons donc ! répondit-elle. C’est comme dans tout. Il y a des hauts et des bas.