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la guerre des mondes

Mais je ne réfléchis pas à ces choses alors ; aussi mon raisonnement était-il entièrement contre les chances des envahisseurs ; le vin et la nourriture, la confiance de l’appétit satisfait et la nécessité de rassurer ma femme me rendirent, par degrés insensibles, mon courage et me firent croire à ma sécurité.

— Ils ont fait là une chose stupide, assurai-je, le verre à la main. Ils sont dangereux, parce que sans aucun doute la peur les affole. Peut-être ne s’attendaient-ils pas à trouver des êtres vivants — et certainement pas des êtres intelligents. Si les choses en viennent au pire, un obus dans le trou, et nous en serons débarrassés.

L’intense excitation des événements avait assurément laissé mes facultés perceptives en état d’éréthisme. Je me rappelle encore maintenant avec une extraordinaire vivacité ce dîner. La figure douce et anxieuse de ma femme tournée vers moi, sous l’abat-jour rose, la nappe blanche avec l’argenterie et la verrerie — car, en ces jours-là, même les écrivains philosophiques se permettaient maints petits luxes — le vin pourpre dans mon verre sont photographiquement distincts. Au dessert, je m’attardai, combinant le goût des noix à une cigarette, regrettant l’imprudence d’Ogilvy et déplorant la peu clairvoyante timidité des Marsiens.

Ainsi quelque respectable dodo de l’île Maurice aurait pu envisager de son nid les circonstances et, discutant l’arrivée d’un navire en quête de nourriture animale, aurait dit : nous les mettrons à mort à coups de bec, demain, ma chère !

Sans le savoir, c’était le dernier dîner civilisé que je devais faire pendant d’étranges et terribles jours.