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Page:Mercure de France - 1er septembre 1920, tome 142, n° 533.djvu/27

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consciencieux et capables ne peuvent pas, de par leur nature même, se faire à l’esclavage. La liberté leur est nécessaire comme l’air. Les Bolchéviks ne comprennent pas cela.

Voici une curieuse anecdote sur mes relations avec les Bolchéviks. Un jour, c’était l’été passé, à Kieff, le portier de notre maison me remit une grande enveloppe grise avec la suscription : « Au camarade Chestoff. » Je comprends que c’est une convocation à une réunion. Je décachète. C’est bien cela, on me convoque à une réunion où l’on doit discuter la question : La dictature du prolétariat dans l’Art. Je viens au jour et à l’heure indiqués. La séance est ouverte par le journaliste R…, assez connu dans le sud de la Russie, un homme de grande taille, maigre, au visage typique d’intellectuel russe. Il parle facilement ; on voit que c’est un habitué de la parole. Dès les premiers mots, sans prononcer mon nom, il attire l’attention sur ma présence à la réunion, cherchant évidemment à m’obliger à parler. Mais je ne demande pas la parole ; j’attends. La discussion commence. Une opposition se manifeste, d’une façon très modérée bien entendu. Des écrivains, des journalistes prennent successivement la parole. Il y a même un poète connu qui participe à la discussion, laquelle roule toute entière sur le thème de l’art libre. Ensuite, la parole est demandée par le représentant de je ne sais plus quelle organisation militaire. C’est un petit bonhomme boiteux, portant une longue barbe noire. Dès ses premières paroles il est clair que c’est un homme sans aucune instruction, infiniment plus à sa place dans une arrière-boutique que dans le domaine de l’art, un de ceux dont on dit qu’ils ne savent pas faire de différence entre une statue et un tableau. Un tel individu aurait peut-être eu besoin de venir à la réunion pour écouter, pour apprendre quelque chose. Mais avec cette assurance qui est le propre de l’ignorance et de l’incapacité, le bonhomme vient non pas pour apprendre, mais pour enseigner. Et qu’enseigne-t-il ? Ceci : « D’une main de fer, dit-il, nous forcerons les écrivains, les poètes,