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Page:Meredith - Les Comédiens tragiques, 1926.djvu/133

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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

coutumes, et ce sentiment dissipa un instant en elle l’impression de son inaptitude à être ainsi laissée seule. Alvan était grisé par la contrainte qu’il venait de s’imposer par largeur d’esprit, par condescendance aux nécessités et aux conventions familiales. Il ne songeait qu’à son exploit et qu’à ses répercussions probables : il venait d’effacer sa réputation fâcheuse parmi ces gens dont il allait prendre la fille pour en faire sa femme, et la magnanimité de son geste, — dont son ultime salut à l’épaule de Mme de Rüdiger faisait ressortir l’ampleur — lui laissait supposer que le plus fort était fait. Dorénavant, il n’aurait plus affaire à de sottes femmes ; c’est en face du père de Clotilde qu’il se trouverait. Les femmes avaient le privilège d’opposer leur déraison au feu divin ; avec les hommes, rien de pareil à craindre : ils s’affronteraient sur un terrain où cet éternel lutteur n’avait jamais connu la défaite.

Inerte, les yeux fixes, pétrifiée par une stupeur qui lui interdisait toute pensée, Clotilde regardait Alvan distribuer, avec un formalisme rigoureux, des saluts étudiés à Mme et à Mlle de Rüdiger, et à la maîtresse du logis. Il partait ; il s’en allait vraiment et l’abandonnait. Elle tendit imperceptiblement les mains vers lui et son attitude disait qu’elle mettait toute sa force dans ce geste. Elle le vit sourire d’un incompréhensible sourire, celui du vainqueur qui abandonnerait à l’ennemi un champ de bataille. Elle n’obtint rien de lui que cet impassible sourire et attribua à cette froideur le fléchissement de sa pauvre énergie.

— Tu t’offrais à fuir avec lui comme il te l’avait proposé, se dit-elle. Il pouvait disposer de toi, et il t’a repoussée !