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Page:Meredith - Les Comédiens tragiques, 1926.djvu/239

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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

de se laisser réunir, les fragments en formaient des masses formidables qui menaçaient de l’écraser. Elle ne se demandait pas si elle avait jamais vraiment connu Alvan, mais quel cataclysme avait pu troubler la raison du plus fort des hommes. Puis soudain, elle le voyait émerger dans toute sa splendide intégrité des brumes de sa pensée, et impuissante à concilier cette magnifique et virile silhouette avec une âme de fou, elle renonçait vite à sa tentative et se contentait d’adorer l’homme en exécrant son geste. Problème insoluble : Alvan lui faisait l’effet d’un grand orgue de cathédrale où des démons nocturnes auraient joué des refrains obscènes. Lui dont la claire raison était un ciel sans nuage au-dessus de toutes les difficultés terrestres, il se montrait ivre de bataille, il demandait le sang du père de sa bien-aimée. Fait plus incompréhensible encore : il devait comprendre que sa provocation suffisait à élever un éternel obstacle entre sa Clotilde et lui. Abandonnée à sa sensibilité, elle trouva dans les larmes un répit mental à l’angoisse de douloureux problèmes.

Le lendemain, le calme régna du matin au soir dans la maison. Le général était parti ; sa femme traitait Clotilde avec rigueur et la rabrouait dès qu’elle ouvrait la bouche, mais la malheureuse affaire de la veille semblait chose réglée et oubliée. Alvan s’était donc laissé calmer ; ce n’était pas un buveur de sang mais le plus humain des hommes. Elle retrouvait, pour étayer son image, ses nobles traits et son royal sourire ; elle parvenait, de temps en temps, à les évoquer avec toute leur vie. Quelle avait été, hélas ! sa sottise, de céder à son dépit, en lui renvoyant photographies et présents, pour