Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/36

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nous pouvons ici l’éliminer ; ce procédé sera tout à fait conforme à la pratique suivie par la science. La science, nous venons de le voir, a pour but la prévision ; son domaine embrassera donc tout ce qui est susceptible d’être prévu, c’est-à-dire l’ensemble des faits soumis à des règles. Où il n’y a pas de loi, il n’y a pas de science. Le libre-arbitre, à supposer qu’il existe, est certainement en dehors de ce domaine.

Il est évident que la limite que nous établissons ainsi ne peut être que tout à fait imprécise : cela résulte de la teneur hypothétique de l’incidente. Selon que nous affirmerons ou nierons le libre-arbitre, ou que nous lui assignerons un domaine plus ou moins étendu, celui de la science se rétrécira ou s’agrandira. Le même acte, selon que nous le considérerons comme émané de l’individu moral, censé responsable, ou du milieu dont il est le produit naturel, nous apparaîtra tantôt comme libre et tantôt comme déterminé, comme possible à prévoir si nous avions connu et apprécié à leur juste portée les circonstances dont il était entouré. Si le terme de psychologie a été créé et si ce terme ne nous paraît pas absurde en soi, c’est qu’apparemment nous croyons possible de formuler des règles au sujet des phénomènes du vouloir, car la psychologie, selon la juste remarque de M. Fouillée, est essentiellement « l’étude de la volonté[1] ». Quand nous faisons la psychologie des personnes qui nous entourent, que nous cherchons à connaître pourquoi elles ont agi ou comment elles agiront, nous supposons tacitement que leurs actions sont déterminées[2]. Entendons-nous pour cela leur dénier le libre-arbitre ? Assurément non, puisque nous les considérons comme responsables de leurs actes. Mais nous cherchons à prévoir, nous faisons de la science, et qui dit science, dit prédétermination. C’est ce qui fait que l’imprécision des limites ne présente pas ici réellement les inconvénients que l’on pourrait en attendre. Lange a déclaré que la science, à moins de renoncer à sa tâche, devait expliquer le mouvement émané de la

  1. A. Fouillée. Le problème psychologique. Revue Phil., XXII, 1891, p. 235.
  2. « Man kann also einraeumen, dass, wenn es fuer uns moeglich waere, in eines Menschen Denkungsart, so wie sie sich durch innere sowohl als aeussere Handlungen zeigt, so tiefe Einsicht zu haben, dass jede, auch die mindeste Triebfeder dazu uns bekannt wuerde, imgleichen alle auf diese wirkende aeussere Veranlassungen, man eines Menschen Verhalten auf die Zukunft mit Gewissheit, so wie eine Mond- oder Sonnenfinsternis, ausrechnen koennte » Kant, Kritik der praktischen Vernunft, éd. Rosenkranz et Schubert. Leipzig, 1838, p. 230.