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raison (vernuenftig) comme un cas spécial des lois générales du mouvement[1]. La vérité est que la science, si elle traite de ce mouvement particulier, est forcée de le considérer comme déterminé. Mais elle n’affirme pas, elle ne saurait affirmer qu’il le soit. Supposer l’existence de phénomènes libres, entièrement soustraits à la domination de la loi et à notre prévision, n’est aucunement attentatoire aux principes de la science. Ce n’est pas non plus contraire à ses conclusions, car le déterminisme étant un postulat fondamental de la science, celle-ci limitant par avance son activité à ce qui est susceptible d’être prévu, il est certain que, quels que soient les résultats auxquels elle parviendra, ils ne sauraient rien nous apprendre sur ce qui est, par convention préalable, resté en dehors du domaine de nos recherches.

Afin de mieux préciser la portée de cette affirmation, nous n’avons qu’à quitter momentanément le terrain de la science pour pénétrer sur celui de la religion. Les religions, en prenant ce terme dans son acception la plus générale, tendent à nous faire voir, dans le cours du monde, l’intervention d’une volonté supérieure, placée en dehors de la nature. Cela est d’autant plus vrai que nous nous reportons à un état théologique plus ancien. À l’origine l’homme symbolise souvent la puissance de la nature hostile qui l’entoure, sous la forme d’êtres invisibles, mais agissants[2]. Ces êtres agissent à la façon des hommes, quoique avec une puissance accrue ; nul ne saurait douter, en effet, que le concept de la divinité, surtout avant la transformation que lui a fait subir le monothéisme plus ou moins absolu qui est devenu la religion d’une partie notable de l’humanité, ait été entièrement anthropomorphique. Le dieu a donc, tout comme un homme, son libre-arbitre. Les fidèles peuvent influer sur sa volonté par des prières, ainsi que d’ailleurs tout homme peut influer sur la volonté d’un autre homme. Mais, dans les deux cas, toute contrainte absolue est impossible. Affirmer le contraire, croire que par des actes déterminés il est possible de contraindre la divinité, n’est plus de la théologie, mais de la

  1. F.-A. Lange. Geschichte des Materialismus, 4e éd. Iserlohn, 1882, p. 20.
  2. On peut comparer ce raisonnement à celui à l’aide duquel Lucrèce conclut à la matérialité de l’air (voir plus loin p. 281) ; c’est du reste le même qui nous contraint à supposer l’existence de l’éther. Les dieux existent, car ils agissent. Dire que les dieux ne s’occupent pas du monde est un propos d’athée, c’est comme si l’on déniait à l’éther la masse : il deviendrait aussitôt inutile, inexistant.