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Après trois ans de séjour à Paris, il retourna faire ses cours à Cologne. La réputation d’Albert s’accrut tellement dans son ordre, qu’on l’éleva, en 1234, à la dignité de provincial des dominicains, en Allemagne. Il fixa sa résidence à Cologne, ville qui offrait alors, plus que la plupart des autres, des ressources à l’homme studieux, et au savant qui avait du goût et du talent pour l’enseignement. Aussi conserva-t-il une prédilection marquée pour Cologne pendant tout le cours de sa longue et laborieuse vie : ni les bonnes grâces du pape Alexandre IV, qui l’appela à Rome et lui donna l’office de maître du sacré palais ; ni sa nomination, en 1260, à l’évêché de Ratisbonne, qu’il ne garda que trois ans, ne purent l’en éloigner pour longtemps. C’est probablement à Cologne qu’il fit son automate, doué du mouvement et de la parole, que St. Thomas d’Aquin, son disciple, brisa à coups de bâton, à la première vue, dans l’idée que c’était un agent du démon ; ce fut aussi à Cologne qu’Albert donna au roi dos Romains, Guillaume, comte de Hollande, ce fameux banquet, dans un jardin de son cloître ou, au cœur de l’hiver, la parure du printemps se montra tout à coup, et disparut après le repas ; toutes choses fort extraordinaires dans un siècle d’ignorance tel que celui ou il vivait : enfin, le goût qu’il avait pour les expériences, et pour ce qu’il appelle lui-même des opérations magiques (voy. Albert. Magn. Op., t. 3, de An., p. 23, Lugd., 1651), et surtout cette variété de connaissances qui l’élevait si fort au-dessus de ses contemporains, en voilà sans doute plus qu’il n’en faut pour expliquer, et l’origine des contes absurdes dont nous avons parlé, et le titre de magicien qui lui fut donné. Après avoir payé un tribut à son siècle, en prêchant, par ordre du souverain pontife, la croisade en Allemagne et en Bohème, et avoir assiste au concile général tenu à Lyon en 1274, il retourna dans sa retraite, à Cologne, où il mourut, en 1280, âgé de 87 ans, et laissant plus d’écrits qu’aucun philosophe n’en avait composé avant lui. Un dominicain, Pierre Jammi, en a recueilli un grand nombre, et les a publiés, l’an 1651, à Lyon, en 21 vol. in-fol. ; il n’en existe nulle part un catalogue complet : le plus étendu se trouve dans les Scriptores ordinis prædicatorum de Quetif et Échard, ou il tient 12 pages in-fol., p. 171, s. du t. 1. Beaucoup d’écrits qui lui sont faussement attribués, ou qui sont les ouvrages de ses nombreux disciples, confondus avec les siens, ont sans doute contribué à enfler cet énorme catalogue ; mais, en défalquant tout ce qui est pseudonyme ou douteux, il en reste encore assez pour assurer à Albert le titre du plus fécond polygraphe qui ait existé. Dans la plupart de ses ouvrages, il ne fait que commenter Aristote et compiler les Arabes et les rabbins ; mais il mêle à ses extraits des discussions très-subtiles., et des remarques souvent fort judicieuses. Il a traité de toutes les parties de la philosophie ; et, quoiqu’il n’ait pas proprement de système qui soit à lui et qui diffère essentiellement de celui d"Aristote, on peut tirer de ses écrits un corps de doctrine assez complet[1]. Ceux qui voudront connaître l’ensemble de sa métaphysique, et ses idées les plus remarquables en détail, pourront consulter J. Brucker, Hist. crit. philos., t. 3, p. 788-798 ; Bayle, art. Albert ; Buhle’s Lekrbuch der Gestch. der Philosophie, 5 vol., p. 290-369, Goettingue, 1800, in-8o, et surtout l’ouvrage de feu M. Tiedemann qui a, le premier, donné une analyse lumineuse et complète du système d’Albert, dans son Histoire de la philosophie spéculative en allemand, vol. 5, p. 369-447. Ce scolastique ne connaissait, parmi les anciens, qu’Aristote, Denys l’Aréopagite, Hermès Trismégiste, d’après des traductions latines ; quelques interprètes d’Aristote, comme Thémistius et Proclus ; Cicéron et Apulée ; il était beaucoup plus versé dans la connaissance des Arabes et des rabbins. En théologie, Pierre Lombard était son guide et son modèle. Son ambition aurait été de réconcilier les nominalistes avec les réalistes, au moyen d’un syncrétisme de son invention ; mais il ne fit, comme cela arrive, que multiplier les contradictions et les difficultés, et mécontenter les deux partis. Parmi les ouvrages d’Albert, on distingue son explication des Sentences de Pierre Lombard, et ses commentaires sur Aristote, qui remplissent les six premiers volumes de la collection de ses œuvres. Son commentaire sur l’histoire des animaux (Opus de Animalibus. Rome, 1478 ; Mantoue, 1479, in-fol.) offre des suppléments assez curieux, qui ont fait penser qu’il avait en main des traductions de quelques-uns des livres de ce philosophe, qui se sont perdus depuis. (Voy. Commentation de fontibus unde Albertus Magnus librorum suorum de Animalibus ma’eriem hauserit ; Commentatio Soc. Gœttingens. se.., vol. 12, p. 104.) L’autorité d’Albert le Grand a beaucoup contribué à faire régner Aristote dans les écoles jusqu’à la renaissance des lettres. Il serait à désirer qu’un savant parcourût la collection entière de ses œuvres, pour en tirer les faits et les réflexions qui mériteraient d’être sauvés de l’oubli, mais que personne n’a le courage de chercher dans le latin barbare de 21 volumes in-fol. On trouve le catalogue des écrits d’Albert, que contient l’édition de Pierre Jammi, dans Fabricii Bibl. lat. med. et inf. etatis, au mot Albertus. On a un grand nombre de biographies de ce scolastique, dans Bayle, Trithe-

  1. Les écrits d’Albert le Grand embarrassent le cercle entier de la science religieuse et philosophique ; ils ont été d’un grand secours à St. Thomas d’Aquin, à Ambroisius Senensis, à Thomas Chantepré et à d’autres théologiens éminents. dont les noms marquent l’apogée de la philosophie catholique au moyen âge. M. Leroux, dans son remarquable travail sur la scolastique (Voy. l’Encyclopédie nouvelle, art. Scolastique), résume ainsi les opinions d’Albert le Grand, sur quelques-unes des hautes questions que la philosophie et la religion ont pour mission de résoudre : « Suivant Albert, la cause première régit « tous les êtres crées par elle. Tout ce qui est dans la nature est organisé : « la loi de causalité gouverne tous les phénomènes. L’essence « est distincte de l’existence ; l’existence se communique et non pas « l’essence : l’essence est en Dieu, il en investit les créatures, mais « ne l’incorpore dans aucune d’elles. Les individus ne sont différents « entre eux que par l’accident : bien que les rayons de la divine lumière « ne brillent pas pour tous d’un nouvel éclat, le même principe « les anime, les féconde. D’où il suit que l’individuel est dans « le temps, c’est-à-dire, comme l’a fait remarquer Guillaume d’Auvergne, « que, dans l’autre vie, tous les élus n’auront qu’une seule « voix pour louer Dieu : d’où il suit encore que, dans cette vie même « tous les phénomènes subjectifs et objectifs sont déterminés par une « impulsion suprême qui ne comporte aucune liberté. » C. W-r.