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ALE

Guignard et aux jésuites sur le meurtre, des rois étaient alors celles de tous les ordres religieux et de presque tous les ecclésiastiques… » Puis il rend justice aux jésuites : « Aucune société religieuse ne peut se glorifier d’un aussi grand nombre d’homme célèbres dans les sciences et dans les lettres… La société doit il la forme de son institut cette variété de talents qui la distingue. Elle n’en rejette d’aucune espèce, et ne demande point d’autre condition pour être admis que de pouvoir être utile. » — Les Éloges de d’Alembert sont empreints de ce même esprit, conçus dans ce même style impartial et contenu. Ils font exception pour la plupart à ce que l’on appelle le style académique : le panégyrique n’y exclut pas une critique mesurée. Nous citerons en particulier les éloges de Bossuet, Colbert, Fléchier, Massillon, quoique l’on puisse en effet, comme on l’a dit, y rencontrer quelquefois un peu de recherche. La Correspondance avec le roi de Prusse, avec Voltaire, publiée dans les œuvres posthumes (édition Bastien, 1821), mérite d’autant plus d’être lue qu’elle retrace l’homme tel qu’il fut. Et rien n’y dément, nous le croyons, notre appréciation. D’Alembert, surtout dans les confidences qu’il fait à Voltaire, se laisse bien parfois entraîner à l’opinion de l’homme qui à lui seul faisait l’opinion de son temps ; il s’y élève, il est vrai, comme le maître, contre l’infâme (la superstition); et l’on souffre a entendre un esprit si judicieux parler comme il le fait dans une lettre qui porte la date du 5 août 1762 : « L’air doux qu’on respire en France me fait supporter l’air du fanatisme dont on voudrait l’infecter, et je pardonne au moral en faveur du physique. » Jusque-la rien de trop fort ; mais il ajoute : « Il faut faire dans ce pays-ci comme en temps de peste, prendre les précautions convenables, et ensuite aller son chemin et s’abandonner à la Providence, si Providence il y a. » Quelle parole et quel siècle ! Mais disons tout de suite que partout ailleurs d’Alembert redevient lui-même et sait, quand il le faut, en appeler des jugements et des colères du dominateur de Ferney. — Et celui que Rousseau éclipsa si complètement, dans la question soulevée a propos de l’article Genève de l’Encyclopédie, écrivait cependant à Voltaire (8 septembre 1162) pour le prier de ménager son imposant adversaire : « Les amis de Rousseau répandent ici que vous le persécutez ; que vous l’avez fait chasser de Berne et que vous travaillez à le chasser de Neufchâtel… Je suis persuadé qu’il n’en est rien, et que, malgré les torts que Rousseau peut avoir avec vous, vous ne voudriez pas l’écraser à terre. Je me souviens d’un beau vers de Sémiramis :

La pitié dont la voix,
Alors qu’on est venge, fait entendre ses lois.

Souvenez-vous d’ailleurs que si Rousseau est persécuté, c’est pour avoir jeté des pierres, et d’assez et bonnes pierres, à cet infâme fanatisme que vous voudriez voir écrasé et qui fait le refrain de toutes vos lettres. » — À cette occasion, nous devons dire quelques mots de cette querelle devenus célèbre entre Jean-Jacques et d’Alembert au sujet des spectacles. Peut-être l’immense succès de la lettre du premier n’a-t-il tenu qu’au terrain choisi par l’autre. Dès qu’il donnait occasion à Rousseau de comparer la vie simple d’une ville de second ordre telle que Genève, à celle des grandes capitales, il devait arriver nécessairement que le grand peintre, le grand panégyriste des choses de la nature laissât sans voix le défenseur d’une civilisation avancée, affaissée sous son propre poids. Cependant il faut reconnaître que d’Alembert ne fut pas pour cela au-dessous de sa tache. Il s’exprima logiquement et avec noblesse. « La vie est si courte, dit-il, reprenant l’objection de Rousseau, et le temps si précieux ! Qui en doute, monsieur ; mais en même temps la vie est si malheureuse et le plaisir si rare ! Pourquoi envier aux hommes, destinés presque uniquement par la nature à pleurer et à mourir, quelques délassements passagers qui les aident à supporter l’amertume ou l’insipidité de leur existence ?… Mais ce n’est pas seulement un jouet qu’on a prétendu donner aux hommes, ce sont des leçons utiles, déguisées sous l’apparence du plaisir. » Assurément si le théâtre donnait toujours de ces leçons, l’admirable lettre de Rousseau ne serait encore qu’un sophisme admirablement soutenu. — Viennent les œuvres de pure spéculation, où l’auteur s’exerce sur des sujets divers : des Réflexions sur éloquence, dont la définition est neuve, sinon les règles qui l’appuient. Il définit en effet l’éloquence, le talent de faire passer avec rapidité et d’imprimer avec force dans l’âme des autres le sentiment profond dont on est pénétré ; ─ des Réflexions sur la poésie, — sur l’histoire, ou se rencontrent parfois des vues utiles, judicieuses. À propos de l’ode, d’Alembert dit fort bien que ce qui rend froid ce genre, c’est l’absence de faits, et il aurait pu ajouter d’un cycle poétique, qui la puissent inspirer. Et quant à l’histoire, il préfère les abrégés chronologiques, parce qu’ils se bornent à ce qu’elle contient d’incontestable, bien que les mémoires et lettres lui paraissent mériter la plus grande confiance. D’Alembert oubliait que la vérité y disparaît souvent devant l’amour-propre de l’homme ; — puis des traductions de quelques passages d’auteurs tels que Cicéron, Tacite, Bacon, précédés d’utiles préceptes que le traducteur s’efforce, non sans succès, de mettre en pratique. Les morceaux traduits de Tacite rappellent la vigoureuse brièveté du maître, sans reproduire son inimitable animation. — On a ensuite de d’Alembert quelques autres essais : sur la musique ; sur la liberté de la musique. Ses principes en cette matière, il le dit lui-même, sont ceux de Rameau ; — Enfin quelques dissertations : sur l’abus de la critique en matière de religion ; sur l’abus de la philosophie en matière de goût. On retrouve encore ici le disciple de Bacon. « Une demi-philosophie nous écarte du vrai, dit-il, et une philosophie mieux entendue nous y ramène. » Les œuvres complètes de d’Alembert ont été réunies en deux éditions (Paris, Bastien, 1805 et 1821). Cette dernière est sans contredit la plus complète. On en avait publié une, en 1779, sous le titre, d’Œuvres