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ce prince ; et il insista beaucoup pour que toute la Saxe lui fût abandonnée. Mais l’Autriche, qui par cet arrangement n’aurait reçu que de faibles compensations, s’en montra fort alarmée ; et elle le fut d’autant plus qu’Alexandre voulait avoir pour lui la Pologne tout entière. Ses intentions à cet égard furent exprimées avec un ton de supériorité et d’exigence tel que ses amis eux-mêmes s’en montrèrent effrayés, et que l’on put craindre que, après tant de calamités et de désastres, il fallut encore recourir aux armes. Ces grandes questions ne pouvant être alors décidées, on se vit obligé d’en renvoyer la solution à un congrès. Le seul point sur lequel on put être d’accord, ce fut qu’un peu plus tard ce congrès se réunirait à Vienne. En attendant, l’empereur Alexandre n’eut plus qu’à se livrer à toutes les jouissances de la victoire et du séjour de Paris. Partout dans cette capitale on se pressait sur ses pas, partout on répétait ses moindres paroles. Un jour, à l’aspect de la statue de Napoléon placée sur la colonne de la place Vendôme, il dit à ses officiers : « Si j’étais placé si haut, la tête me tournerait. » Le 4 avril, visitant le palais des Tuileries. il demanda en souriant, lorsqu’il entra dans le salon de la Paix, de quel usage cette pièce pouvait être à Bonaparte, ol assista à une séance solennelle de l’Académie ; alla voir et parcourut avec beaucoup d’attention tous les établissements publics ; il accueillit avec une grande affabilité les députations des différents corps. savants. traita d’une manière distinguée tous les hommes de talent qui l’approchèrent ; en admit plusieurs à sa table, et donna des marques de sa munificence à quelques-uns. Le lendemain même de son entrée à Paris il avait fait une visite a madame Laharpe, épouse de son précepteur ; et, ce qui était un contresens trop évident avec le rôle de restaurateur des Bourbons, dans l’audience qu’il accorda aux membres de l’Institut. il n’adressa la parole qu’a ceux-là précisément qui avaient été depuis longtemps signalés par leur opposition à cette monarchie, tels que Garat et Ginguené[1]. On a lieu de croire qu’en cela, et dans beaucoup d’autres occasions. les conseils du précepteur Laharpe furent d’une grande influence. (Voy. Laharpe) Il accepta ensuite un déjeuner chez le maréchal Ney ; alla voir le banquier Laffitte, et se rendit plusieurs fois à la Malmaison, chez la première épouse de Bonaparte, à laquelle il donna des marques toutes particulières de distinction et d’estime. Peu de jours après il assista à ses funérailles. (Voy. Joséphine.) Il rendit aussi visite à Marie-Louise à Rambouillet. Il alla au-devant de Louis XVIII jusqu’à Compiègne, dans une voiture toute simple, accompagné de deux personnes seulement[2]. Le 3 mai, jour fixé pour l’entrée de ce prince, il contempla d’une fenêtre le cortège royal, et sembla vouloir que dans cette journée les Français n’eussent des yeux que pour leur roi. Le 31 du même mois, à l’occasion de la paix générale signée la veille, il dina au château des Tuileries avec le roi de France, et dans la nuit suivante il partit pour l’Angleterre avec le roi de Prusse. Une escadre anglaise, commandée par le duc de Clarence, depuis Guillaume IV ; le transporta à Douvres. Le prince régent le reçut de la manière la plus brillante, la plus affectueuse ; et le peuple anglais fit éclater à sa vue d’incroyables transports de joie. Alexandre parut dans une nombreuse réunion à Carlston-House, revêtu de l’uniforme anglais et avec les insignes de l’ordre de la Jarretière dont venait de le revêtir Georges IV lui-même. Parmi les personnages qui lui furent présentes se trouvait lord Erskine, auquel, remettant une lettre qu’il avait promis de lui rendre de ses propres mains, il dit : « Elle est de mon ami et précepteur le colonel Laharpe, à qui je dois les principes qui, toute ma vie, guideront mon cœur et mon esprit. » L’empereur de Russie quitta l’Angleterre, ayant reçu de la ville de Londres le droit de cité, de celle d’oxford tous les privilèges universitaires, et après avoir assisté à la manœuvre de quatre-vingts vaisseaux de ligne réunis à Portsmouth. Il passa par la Hollande pour retourner en Russie, et fut reçu à Saardam dans la maison habitée autrefois par Pierre Ier. Il laissa dans cette modeste demeure un témoignage durable de sa vénération pour son illustre aïeul, en fixant lui-même dans la cheminée une tablette de marbre blanc, sur laquelle on avait inscrit ces mots en lettres d’or : Petro Magno Elexander. La rentrée du monarque russe dans sa capitale (25 juillet 1814). après une si longue absence, fut signalée par de longues démonstrations de joie. Il avait envoyé d’avance, au gouverneur de St-Pétersbourg, l’ordre de suspendre les préparatifs commencés pour sa réception : « Les événements qui ont mis fin aux guerres sanglantes de l’Europe, dit-il à cet offrir, sont l’œuvre du seul Dieu tout-puissant ; c’est devant lui qu’il faut nous prosterner tous. » Il refusa, par un ukase rempli des mêmes sentiments de religion et d’humilité, le titre de béni que le synode et le sénat lui avaient décerné. Le premier de ses soins fut de chercher à effacer les traces de la guerre. D’abord il accorda un pardon absolu à toutes les personnes que les circonstances avaient entraînées dans des relations avec l’ennemi ; puis, dans les gouvernements qui avaient le plus souffert de l’invasion, il dispensa les paysans de la taxe personnelle. Enfin, ce qu’il faut ajouter à tous ces bienfaits, comme un acte de probité fort remarquable dans notre siècle, il fit ouvrir à Berlin et à Kœnigsberg des bureaux chargés d’escompter, au cours du change, les billets de la banque de Russie qui pendant la guerre avaient été donnés en paiement. — Alexandre conclut à cette époque (septembre 1814), avec la Perse, un traité seulement ébauché en 1813, par lequel il acquit les gouvernements de Karabayth, de Natchichevan, d’Erivan, de Talichach, de Kirvan, de Kouba, de Bakou,

  1. Ces deux hommes célèbres étaient les amis particuliers du précepteur Laharpe.
  2. On raconte que, dans cette entrevue de Compiègne, Louis XVIII, suivant l’ancienne étiquette de la cour de France, se tint assis sur un fauteuil, tandis qu’Alexandre était sur une simple chaise. Ce prince n’en témoigna d’abord aucun mécontentement ; mais le soir, rentré dans son appartement, il raconta cette circonstance dans l’intimité, et dit qu’il était fort naturel que Louis XVIII avec ses infirmités se tint dans un fauteuil, mais qu’en pareil cas, lui, Alexandre, en aurait fait préparer deux.