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ALF

sa fuite, et d’aller s’ensevelir dans une retraite ignorée, pour y attendre le moment de se remontrer. Ce moment arriva bientôt. Le comte de Devon, qui seul savait le secret de son maitre, fit parvenir un signal d’espérance dans la cabane solitaire, où, près du confluent de la Parrot et de la Tome, le royal fugitif était depuis six mois le serviteur d’un prêtre[1]. Instruit que quelques réunions étaient prêtes à se former contre les Danois, et que la division commençait à se mettre parmi eux, Alfred songe à s’introduire dans leur camps, pour y apprendre à les connaitre et à les vaincre. Il avait reçu sa première à Rome, sous la tutelle du grand pape Léon IV, qui l’avait marqué de l’onction sainte, et appelé du nom de son fils chéri. Il y était retourné depuis avec son père, et, en y puisant les connaissance précieuses pour les fonctions qu’il devait remplir un jour, n’avait pas dédaigné les arts d’agrément : il excellait dans la musique. Une harpe à la main, déguisé en espèce de berger troubadour, Alfred entre dans le camp danois. Il est conduit aux généraux et charme leurs oreilles, sans exciter leurs soupçons ; on le laisse errer parmi les soldats comme parmi les chefs : il assiste à leurs repas, entend leurs projets et leurs querelles, examine leur position, vole dans les bras du comte de Devon, et revient avec lui porter la terreur et une destruction totale dans ce même camp qu’il charmait tout à l’heure par ses accords mélodieux. À la nouvelle de la victoire de son roi, l’Angleterre se ranime, et semble ressusciter tout entière [2]. D’heure en heure de nouveaux bataillons joignent l’armée royale, après avoir signalé leur marche par quelque action éclatante de patriotisme et de loyauté. La défection se met parmi les Danois. Un de leurs princes vient dans le camp d’Alfred lui demander la grâce du baptême, l’honneur d’être son filleul, et la faveur de devenir son vassal dans une principauté Alfred lui accorde toutes ses demandes, l’établit roi feudataire de la Northumbrie et de l’Est-Angle, comblé de libéralités les seigneurs danois qui avaient suivi leur prince[3], et gagne les uns par sa munificence, tandis qu’il continue à dompter les autres par son active intrépidité. Une nouvelle irruption de barbares menace Rochester : Alfred accourt, fait lever le siége, et chasse les barbares sur leurs vaisseaux, où bientôt il doit les atteindre. La ville de Londres était encore occupée par eux : Alfred l’assiège, la prend, la fortifie, et la met à l’abri de toutes leurs attaques. Des vaisseaux leur restaient : Alfred construit, équipe, arme une flotte qui soumet, dissipe ou prend la leur.[4] Enfin, ses négociations, son habileté, plus que toutes ses vertus, lui font des sujets volontaires de la plupart des Danois que son bras n’a pas encore été frappés, et il force les autres à l’admiration et à la reconnaissance, en leur laissant la liberté de se retirer dans leur pays natal ou originaire, sous la conduite d’un chef qu’il met à leur tête. Tranquille au dedans, n’ayant plus rien à craindre du dehors, Alfred, assis sur un trône inébranlable, ne s’occupe plus que de la civilisation et du bonheur de ses peuples. La division de toute l’Angleterre en comtés, districts et cantons[5] ; un code de lois civiles ; des lois pénales, remarquables par le soin avec lequel l’humanité y tempérait la justice, en même temps que la justice y pourvoyait à la sûreté publique ; en tête de toutes ces lois, l’institution du jugement par jury, qu’Alfred eut au moins la gloire de consolider[6], si, comme le pensent quelques écrivains, il la trouva déjà existante : [7] l’usage des parlements établi en statut fondamental,

  1. Il y fut même, à ce qu’il parait, assez rudement éprouvé, obligé qu’il était d’y cuire de ses royales mains le pain que partageait avec lui son hôte. Les manuscrits fournissent même à ce sujet une anecdote assez touchante et qui rappelle les temps anciens. La femme de son hôte, obligée de s’absenter, lui avait expressément recommandé de veiller à la cuisson d’un certain gâteau. On comprend qu’Alfred n’avait absolument pas l’esprit à cette besogne domestiue ; il laissa brûler le gâteau, et s’attira de la part de son hôtesse d’amer reproches ; elle serait allée même jusqu’à l’accuser de s’être laissé entrainer par un appétit désordonné. Alfred promit de faire mieux à l’avenir. C’est dans le gout de Plutarque. Ainsi Philopememe, dont la mauvaise mine ne laissait pas voir le grand homme, se dépouillait de son habit et fendait du bois dans la maison où il séjournait par hasard. Nous citons d’autant plus volontiers cette anecdote, que si elle procède peut-être de quelques réminiscence classique, ce qui va suivre dans le vie du héros témoigne du souvenir d’un modèle plus récent. V. R-d.
  2. Les peuples aussi bien que les rois se forment par l’expérience. Pendant qu’Alfred méditait dans l’adversité, les Saxons subissaient tous les maux de la conquête. Un grand nombre d’habitants s’étaient embarqués sur les côtes de l’ouest pour chercher un refuge dans les pays voisins ; d’autres travaillaient pour les Danois, dont ils étaient devenus les tributaires. Dans cette situation, ils durent être amenés à regretter leur premier état et une domination qui leur avait paru si difficile à porter. V. R-d.
  3. Il s’appelait Godrun. Le baptême qu’il demandait ne pouvait être pour lui, comme il arrivait presque toujours en ces temps barbares, qu’un moyen politique. On se rappelle Clovis et sa conversion, Le chef frank avait eu le soin, lui aussi, nonobstant ses conquêtes, de se faire accepter par les chrétiens de la Gaule. Ici, la preuve du jugement que nous portons se trouve dans la manière même dont Godrun se prepara à recevoir le sacrement. Il jura avec quelques autres chefs, sur un bracelet consacré à leurs dieux, de recevoir fidèlement le baptême. Alfred servit de père spirituel au chef danois : qui « endossa, dit en son style pittoresque l’historien que nous avons déjà cité, qui endossa sur sa cuirasse de mailles, la robe blanche des néophytes, et repartit avec les débris de ses troupes pour ta terre d’Est-Anglie, d’où il était venu et d’où il s’engageait à ne plis sortir. » V. R-d.
  4. C’était vers le temps de l’apparition du fameux roi de mer Hastings, qui « habitait l’Océan, comme disaient les écrivains danois, et qui, réunissant les fonctions de chef et de musicien, faisait entendre à ses compagnons d’armes cette trompettre d’ivoire qui avait l’éclat du tonerre : Tuba churnea tonstruum nuncupata. » Les Danois d’Angleterre s’étaient joints à ce chef audacieux. V. R-d.
  5. L’heptarchie étant abolie pour faire place à une certaine centralisation, autour de laquelle se venaient grouper des subdivision ! territoriales purement administratives, il en dut être fait une mention plus expresse dans les lois ; mais cette manière de compter par cantons et districts, ou par dix ou cent, était commune aux peuples d’origine germanique. V. R-d.
  6. Ou de formules, l’ayant en effet trouvé dans les mœurs. Il est certain que la procédure par témoins assermentés existait avant lui, non-seulement chez les Saxons, mais encore d’autres peuples, ainsi qu’il devait arriver alors que la multitude ne reconnaissait guerre que des égaux, et que toutes choses se passaient au grand jour de la famille nationale. V. R-d.
  7. Tout ce qui suit, comme le reste de la vie d’Alfred. rappelle Charlemagne. À l’époque où le roi saxon avait visité la France, le souvenir de ce glorieux Frank était vivant encore ; il put donc ou l’imiter, ou trouver dans Asser, son biographe, un autre Eginhard. Ce sont, en effet, les mêmes traits : des victoires des ambassades envoyées ou reçues, des écoles fondées, et les mêmes préoccupations de culture intellectuelle. À supposer que quelques faits s’y trouvent en dehors du naturel, le fond reste, et la figure d’Alfred se lève imposante et radieuse au milieu des ténèbres de ces temps obscurs. V. R-d.