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ALI

destruction des Souliotes, qui pendant plus d’un siècle avaient triomphé des Ottomans, ajouta beaucoup à la célébrité d’Ali-Pacha. Le sultan lui envoya le diplôme de Roumeli-valissi (vice-roi de Roumélie), avec la mission de purger la Macédoine et la Thrace des brignads qui la désolaient[1]. Peu de temps après il parut aux portes de Philoppopolis à la tête de 80,000 hommes, et commandant à presque tous les pachas de la Turquie d’Europe. Alors il leva ouvertement des contributions, extermina des bandes qui ravageaient le pays, et étendit au loin la terreur de son nom. On crut généralement que sa puissance allait devenir funeste à l’empire du croissant ; mais il ne songeait pas encore à se séparer du Grand Seigneur, et toute son ambition se bornait à fonder une grande vassalité dont il aurait transmis l’héritage à ses enfants. D’ailleurs pouvait-il tenir longtemps réunie tant d’hommes de langage et de pays divers, animés par d’anciennes rivalités ? Déjà des rumeurs sourdes agitaient cette armée : un mouvement d’insurrection se manifesta subitement. On le crut préparé par le divan lui-même, afin d’engager Ali dans une rébellion qui aurait entrainé sa perte. Déjà les séditieux se disposaient à marcher vers son quartier général, lorsque le rusé pacha, venant à leur rencontre, entouré de ses Albanais, s’écria : « C’est pour sortir de l’inaction que vous voulez courir aux armes ! J’applaudis a votre résolution : qu’on abatte les tentes, et que chacun me suive au rendez-vous que j’assigne à Sophia ! » Et il se met en marche, persuadé que ce signal sera celui de la dissolution des corps les plus mutins. En effet la plupart saisissent cette occasion de rentrer dans leur pays. De son côté, il reprend la route de Janina. avec l’artillerie qu’il avait tirée des places fortes. Il était a peine de retour dans capitale, que plusieurs beys se liguèrent contre lui, et que les Souliotes, retirés à Parga et favoriser par les Russes, débarquèrent au nombre de 1,500 pour se joindre aux ennemis du pacha. L’issue de cette guerre lui fut encore avantageuse. Il se rendit maître de plus de quarante villes et villages qu’il pilla, fit beaucoup de prisonniers, et aurait conquis toute la contrée, s’il n’eût jugé plus convenable de montrer quelque modération en accordant la paix à ses ennemis. La par qu’avaient prise les Russes dans ce démêlé ne servit qu’à augmenter la haine que leur avait vouée le vizir ; et sa jalousie contre cette puissance s’accrut encore, en 1803, par la conquête qu’elle fit du pays de Monténégro au nord de l’Albanie. La Russie de son côté n’était pas moins jalouse de la puissance toujours croissante d’Ali : c’était en Épire qu’elle prévoyait que ses projets contre la Turquie rencontreraient les plus grands obstacles. Quant au pacha, les progrès des Français en Dalmatie lui firent tourner ses regards vers le gouvernement anglais, qui envoya le major Leake à Janina avec la mission de sonder les dispositions d’Ali, et de chercher les moyens de le soutenir. Ces faits étant venus à la connaissance de Bonaparte, il se fit rendre compte des dispositions du vizir, de sa situation politique et des éléments de sa puissance. Voici la substance des rapports qui lui furent envoyés : « Ali est âgé d’environ cinquante-cinq ans (ceci a été écrit de 1802 à 1804). On ne remarque point en lui les traces d’une vieillesse précoce. Son visage, noble et ouvert, caractérisé par des traits prononcés, exprime fortement les passions qui l’agitent. Maître, quand il veut, du jeu de la physionomie, il ne peut pourtant contenir sa colère quand il punit ; et elle se manifeste par une convulsion terrible de ses traits, qui décèle la violence de son caractère. Il est brave à l’extrême ; constant dans ses projets : si les circonstances le forcent parfois de s’écarter de son plan de conduite. il y revient, et ne le perd jamais de vue. il est très-attentif aux convulsions qui ébranlent l’empire turc. En homme adroit, il profite de la faiblesse du gouvernement pour reculer ses frontières. Fort des créatures qu’il se fait et des amis puissants qu’il coudoie jusque dans le divan, il captive la Porte elle-même, qui, connaissant ses ressources, a le plus grand intérêt à le ménager. Ali d’ailleurs ne se repose jamais dans une sécurité fatale. Supérieur, par les connaissances qu’il possède, à la plupart des pachas, il a toujours les yeux ouverts sur ce qui se passe en Europe ; il se fait traduire les gazettes. se tient au courant des nouvelles, et laisse rarement passer un étranger dans ses États sans le faire paraître devant lui pour en tirer quelques lumières. Le territoire qu’il possède comprend l’Épire, l’Acarnanie, les montagnes du Pinde, la Phocide. une partie de l’Étolie, la Thessalie et quelques cantons de la Macédoine. Ce pachalik, dans lequel on trouve plusieurs autres pachaliks enclavés, mais qui ne subsistent que parés d’un vain titre, est soumis par le fait à son autorité. Peu content d’un empire éphémère, Ali porte ses regards dans l’avenir, afin de ne pas laisser son pachalik a un étranger ; déjà il a obtenu de la Porte le titre de pacha pour ses deux fils. On évalue le total de ses revenus à 10 ou 12 millions, et la force de ses troupes, dans l’état ordinaire, est de 8 à 10,000 Albanais ; mais il est souvent force d’augmenter son armée. et par conséquent ses dépenses. Son état militaire s’améliore d’une manière sensible. » Après avoir ajouté à ce rapport des considérations sur l’importance des anciennes relations de commerce de la France avec l’Albanie, on concluait par proposer l’envoi à Janine d’un consul général de France. Bonaparte adopta plus tard ces conclusions. La coalition de 1805 formée entre l’Angleterre, la Russie et l’Autriche contre la France, ayant été dissoute par la victoire d’Austerlitz, il s’ensuivit, non-seulement l’union de l’Illyrie et de la Dalmatie à l’empire français, mais l’entière occupation de Naples par les troupes de Napoléon. Ce redoutable voisinage, qui pressait l’Épire de trois côtés, fit faire de sérieuses réflexions au vizir de Janina ; il savait d’ailleurs que tout présageait une rupture entre la Russie et la Turquie, et que l’ambassadeur de France à Constantinople (le général Sébastiani) commençait à jouir d’un grand crédit

  1. Par cette nouvelle dignité, Ali se trouva élevé au rang de pacha à trois queues.