Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 19.djvu/92

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la suite, lorsque celui-ci voulut se marier, il lui en assura le capital (soixante mille francs). Il fit accepter aussi une pension de deux mille francs à Marivaux, quoiqu’il eût à souffrir de son amour-propre irascible. Dans une discussion, ce dernier s’était emporté plus vivement qu’à l’ordinaire ; lorsqu’il fut parti, son généreux ami se contenta de dire : « Comme je lui aurais répondu, si je ne lui avais pas l’obligation d’accepter mes bienfaits ! » M. l’abbé Sabatier de Castres se met au nombre des pensionnaires d’Helvétius (voy. Les trois siècles de la littérature) : mais d’autres hommes connus ont eu la petitesse de dissimuler la reconnaissance qu’ils lui devaient. On sait que la compagnie des fermes envoyait dans les provinces les plus jeunes de ses membres, pour y surveiller le service des employés. Helvétius, en sa nouvelle qualité, parcourut successivement, pendant plusieurs années, la Champagne, la Bourgogne et la Guienne. Au lieu d’aggraver le régime fiscal, il en tempérait la rigueur. On dit même que, désapprouvant un droit établi sur les vins, il osa exciter plusieurs habitants de Bordeaux à s’y soustraire par la rébellion. Ce conseil imprudent ne fut pas suivi ; mais on devine que cette manière de faire exécuter les ordonnances ne dut pas être goûtée de ses confrères, qui lui suscitèrent plus d’un désagrément. Dans ses tournées, quelques gens de lettres, entre autres Dumarsais, l’accompagnaient presque toujours. Il visitait Voltaire composant Mahomet. etc., etc., dans sa retraite de Cirey ; Buffon préparant, à Montbar, les matériaux de l’Histoire naturelle, Montesquieu, dans sa terre de la Brède, méditant lEsprit des lois. Grimm tenait d’Helvétius lui-même les détails qu’il transmet sur sa vie privée, et que la décence nous défend de répéter. (Correspondance, 2° partie, t. 2.) S’il faut l’en croire, l’épicurien financier, étranger aux jouissances du cœur, se livrait à l’inconstance de ses goûts, et, pour les satisfaire dans toutes les classes de la société, il profitait également des dons de la nature et de la fortune. Sa figure, parfaitement régulière, où se peignaient la douceur et la bienveillance, lui valut beaucoup de ces liaisons passagères, que, d’après nos mœurs, on nomme bonnes fortunes. Un soir, au foyer de la Comédie française, un homme dont la richesse était l’unique moyen de séduction, offrit six cents louis a mademoiselle Gaussin en parlant assez haut pour être entendu. « Monsieur, je vous en donnerai deux cents si vous voulez prendre ce visage-là, répondit l’actrice en montrant Helvétius. » Dans le tourbillon du monde, Helvétius était tellement avide de tous les genres de succès, qu’il rechercha les applaudissements publics, en dansant une fois au théâtre de l’opéra, sous le nom et le masque de Javillier[1]. Il n’excellait pas moins dans l’escrime, et aspirait encore à la gloire des sciences et des lettres. Ses premiers efforts se dirigèrent vers les mathématiques, parce qu’il avait vu dans le jardin des Tuileries le géomètre Maupertuis entouré d’un cercle des dames les plus brillantes, malgré sa mine grotesque et ses vêtements bizarres. Ensuite, par des épîtres philosophiques, par un poëme sur le Bonheur, Helvétius voulut se montrer l’émule de Voltaire. On assure qu’il s’essaya dans la tragédie, sur le sujet de la Conjuration de Fiesque. Enfin le succès prodigieux de lEsprit des lois, publié en 1748, lui fit concevoir le hardi projet d’élever un monument à côté de celui de Montesquieu. Dès lors, il résolut de vivre dans la solitude. Outre les fonds qu’il avait dû, comme fermier général, avancer au gouvernement, il lui restait des sommes considérables : il acheta des terres. Mais il lui fallait une femme qui, dans la retraite, pût faire son bonheur et le partager. Son choix se fixa sur mademoiselle de Ligniville, élevée sous les yeux de sa tante, madame de Graffigny. Elle sortait d’une des plus anciennes maisons de Lorraine, et joignait à une beauté remarquable une âme supérieure à sa mauvaise fortune. Avant de l’épouser Helvétius quitta sa place, qu’il avait exercée pendant treize ans : il témoigna, pour s’en démettre, l’empressement qu’un autre aurait mis à se la procurer. « Vous n’êtes donc pas insatiable comme vos confrères. » lui dit l’austère Machault, contrôleur général des finances. Simple dans ses manières, Helvétius réservait ses hommages à l’ascendant du mérite. Il faisait une cour assidue à Fontenelle ; et c’est probablement à l’époque du mariage d’Helvétius, que le doyen des gens de lettres, presque centenaire, fit une de ces réponses charmantes qui lui étaient si familières. Il venait de dire mille choses aimables à la nouvelle mariée, lorsqu’il passa devant elle, sans l’apercevoir, pour se mettre à table : « Quel cas dois-je faire de toutes vos galanteries ? lui demanda madame Helvétius ; vous passez devant moi sans me regarder. Madame, repartit le vieillard, si je vous eusse regardée, je n’aurais pas passé. » Aussitôt après son mariage, en 1751, Helvétius partit pour sa terre de Voré, située dans le Perche, où régulièrement il séjournait huit mois de l’année. Il conserva, par un sentiment d’humanité, ses deux secrétaires, qui lui était devenus inutiles. L’un d’eux, l’ayant connu dès l’enfance, conservait avec lui le ton d’un pédagogue impérieux et chagrin. « Je n’ai pas tous les torts que me trouve Baudot, mais j’en ai quelques-uns. Qui m’en parlera si je ne le garde pas ? » Telle était la seule réflexion que se permit l’indulgent protecteur. La composition de ses ouvrages, le bonheur de sa femme, celui de ses vassaux, l’occupaient entièrement. Un habile chirurgien était fixé par lui dans ses domaines, où l’on distribuait aux malades et aux infirmes des remèdes et des aliments. Il inspirait le goût de l’agriculture dans toutes ses terres ; mais il encourageait principalement l’industrie à Voré,

  1. Avant Noverra, les danseurs de l’opéra étaient masqués.