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parce qu’elle pouvait seule donner aux habitants l’aisance que refuse un terrain stérile. Après bien des tentatives infructueuses, il y fit prospérer une manufacture de bas au métier, qui n’existe plus. Ses fermiers essuyaient-ils des pertes, il les dédommageait : s’élevait-il un procès, il se rendait médiateur entre les parties. La chasse était le seul droit dont il fût jaloux : il en aimait trop le plaisir pour souffrir patiemment que le gibier fût tué par d’autres ; mais il finissait par faire restituer aux braconniers le montant des amendes auquelles ils avaient été condamnés. Un gentilhomme, M. de Vasconcelle, avait un petit bien chargé de redevances, pour lesquelles on le poursuivait depuis longtemps au nom du seigneur de Voré. En prenant possession de cette terre, non seulement Helvétius n’autorisa pas de nouvelles procédures; mais il remit au débiteur une quittance générale et lui fit accepter une pension de cent pistoles pour l’éducation de ses enfants. Andrieux, en 1802, a mis sur la scène ce trait de bienfaisance. Helvétius n’avait encore rien publié, lorsqu'au mois d’aoùt 1758, il donna, sans y mettre son nom, le livre de l'Esprit, in-4o de 643 pages, avec cette épigraphe, qui en indique l’objet mieux que ne le fait un titre plus vague que piquant :

...Unde animi constet natura videndum,
Qua fiant ratione, et qua vi quaeque gerantur
la terris... (LUCRET., de Rer. Natura, lib. I.)

Par déférence pour son père, il avait acheté une charge à la cour. Croyant sans doute, au moyen de certaines précautions de style, s’être mis à l’abri des attaques, il porta l’assurance jusqu’à présenter son ouvrage à la famille royale. Ce singulier hommage fut agréé d’abord avec un intérêt que l’indignation remplaça presque aussitôt. Le Dauphin, fils de Louis XV, manifesta le premier sa juste surprise. On vit ce prince éclairé sortir de son appartement, un exemplaire de l’Esprit à la main, disant à haute voix : « Je vais chez la reine, lui montrer les belles choses que fait imprimer son maître d’hôtel (1)[1]. » Dès le 10 août, un arrêt du conseil d’État révoqua le privilège accordé le 12 mai, sur l’approbation du censeur Tercier, premier commis des affaires étrangères, et membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Effrayé de l’orage qui le menaçait, vaincu par les larmes de sa mère, Helvétius rédigea, sous la forme d’une Lettre au révérend père *** (Berthier, ou, suivant Collé, le P. Pleix), jésuite, son ancien ami, une rétractation, ou plutôt une apologie, qui fut trouvée insuffisante. Il y joignit une seconde déclaration plus courte, énoncée en termes moins ambigus, et finissant ainsi : « Je n’ai voulu attaquer aucune des vérités du christianisme, que je professe sincèrement dans toute la rigueur de ses dogmes et de sa morale, et auquel je fais gloire de soumettre toutes mes pensées, toutes mes opinions, et toutes les

(1) Voyez les Mélanges de littérature publiés par Suard, t. 1, p.30


facultés de mon être, certain que tout ce qui n’est pas conforme à son esprit, ne peut l’être à la vérité. Voilà mes véritables sentiments; j’ai vécu, je vivrai et je mourrai avec eux.» L’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, exilé dans le Périgord, signale son zèle contre le nouveau livre par un mandement daté du château de Laroque, le 22 novembre. D’autres prélats réunirent leurs voix à la sienne. Helvétius remit lui-même à l’avocat général Joly de Fleury une troisième rétractation, plus positive que les deux précédentes. À la sollicitation de l’abbé de Chauvelin, l’impression n’en fut pas ordonnée (voy. la deuxième Lettre d’Helvétius à ce conseiller). Le magistrat reçut cette rétractation au parquet, le 22 janvier 1759, et prononça le lendemain son réquisitoire contre l’ouvrage, qu’il regardait comme l’abrégé des principes du Dictionnaire encyclopédique; mais il usa d’un ménagement particulier envers la personne de l’auteur : « Si moins livré, dit-il, à des impressions étrangères, il n'eût consulté que les sentiments intimes de son propre cœur, il n’aurait jamais donné le jour à cette production funeste..... » La lettre apostolique de Clément XIII parut le 31 janvier; et la faculté de théologie de Paris, dans sa censure du 9 avril, s’exprima de la manière suivante: « Nous avons choisi le livre de l' Esprit comme réunissant toutes les sortes de poisons qui se trouvent répandus dans différents livres modernes. » En effet, dans cette censure, divisée en quatre parties : De l'âme, de la morale, de religion, du gouvernement, on rapporte, sous chacun de ces titres, les passages de Spinosa, Collins, Hobbes, Maudeville, la Mettrie, d’Argens, etc., où Helvétius a puisé ses erreurs les plus contagieuses. Un arrêt du parlement, rendu le 6 février 1759, fit brûler, le 10 du même mois, l’ouvrage condamné de toutes parts. Neuf ou dix autres ouvrages, qui avaient été publiés par divers auteurs depuis plusieurs années, furent compris dans la même prohibition, et subirent la même flétrissure. Cette circonstance avait été préparée afin d’atténuer les torts de l’homme qui dans ce moment fixait l’attention publique, et qui d’ailleurs jouissait d’une grande considération. Après un tel éclats Helvétius ne pouvait plus rester attaché au service d’une princesse renommée pour son éminente piété: il se défit donc de sa charge. Le censeur fut admis à déclarer que son approbation était l'effet de l'inadvertance, et qu’il renonçait désormais à l’exercice de la censure (1)[2]. Si l’ouvrage

(1) Chez un peuple qui met en couplets même les événements les plus sinistres, un livre pernicieux devait être l'objet d'une chanson. Celle-ci courut dans le temps :

Admirez tous cet auteur-la,
qui de l'Esprit intitula
Un livre qui n'est que matière,
   Laire, lanlaire, etc.

Le censeur qui l’examina,
Par habitude imagina
Que c'était une affaire étrangère
   Laire, lanlaire, etc.

  1. (1) Voyez les Mélanges de littérature publiés par Suard, t. 1, p.30
  2. (1) Chez un peuple qui met en couplets même les événements les plus sinistres, un livre pernicieux devait être l'objet d'une chanson. Celle-ci courut dans le temps :

    Admirez tous cet auteur-la,
    qui de l'Esprit intitula
    Un livre qui n'est que matière,
          Laire, lanlaire, etc.

    Le censeur qui l’examina,
    Par habitude imagina
    Que c'était une affaire étrangère
          Laire, lanlaire, etc.