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d'Helvétius annonce partout le matérialisme, le mot ne s’y rencontre nulle part. Voici les principaux résultats des quatre discours qui le composent: 1° toutes nos facultés se réduisent à la sensibilité physique: se ressouvenir, comparer et juger ne sont proprement que sentir; nous ne différons des animaux que par une certaine organisation extérieure; 2° notre intérêt, fondé sur l'amour du plaisir et sur la crainte de la douleur, est l’unique mobile de nos jugements, de nos actions, de nos affections; nous n’avons pas la liberté de choisir entre le bien et le mal; il n’existe point de probité absolue; les notions du juste et de l’injuste changent selon les coutumes; 5° l'inégalité des esprits ne dépend pas d’une organisation plus ou moins parfaite ; elle à sa cause dans le désir inégal de s'instruire, et ce désir provient des passions dont tous les hommes, communément bien organisés, sont susceptibles au même degré: nous pouvons donc tous aimer la gloire avec le même enthousiasme, et nous devons tout à l’éducation; 4° l’auteur fixe les idées que l’on attache aux différents noms donnés à l’esprit, tels que le génie, l’imagination, le talent, le goût, le bon sens, le bel esprit, etc. Les définitions de ce genre sont ce qu’il offre de plus satisfaisant : il les discute avec finesse, et choisit adroitement ses exemples. D’après ce résumé fidèle, on voit combien la doctrine d'Helvétius est généralement avilissante, funeste et paradoxale : elle est d’autant plus insidieuse qu’il la cache sous le voile transparent des allusions, ou la montre avec des ménagements oratoires qui semblent en ai faiblir le danger. L'amour des hommes et de la vérité l'anime; et par ses sophismes il brise jusqu’au moindre lien social! Le mot imposant de vertu, dont il dénature l’acception véritable, est a chaque instant sous sa plume, et il conseille d’abandonner les détails de la vie à l’empire des passions! Lorsqu’on établit la morale sur des principes variables au gré des lieux et des temps, on l’expose à des interprétations bien étranges. Aussi, nous le disons à regret, les ouvrages d'Helvétius sont-ils l’un des arsenaux dans lesquels la perversité des factieux a dû choisir ses armes les plus meurtrières. C’est en consacrant la maxime, " Tout devient légitime, et même vertueux, pour le salut public " (Discours II, chap. VI de l'Esprit), que les comités d’une assemblée trop fameuse envoyaient à l’échafaud l’élite des Français. On a pu concevoir l’idée du plus grand des attentats, en voyant l’auteur blâmer les Anglais d’avoir, " après le crime affreux commis dans la personne de Charles ler....., mis au rang des martyrs un prince qu’il était de leur intérêt, disent quelques-uns d’entre eux, de faire regarder comme une victime immolée au bien général, et dont le supplice, nécessaire au monde, devait à jamais épouvanter quiconque entreprendrait de soumettre les peuples à une autorité arbitraire et tyrannique." (Discours II. chap. XXII). Ces mots soulignés, disent quelques-uns d'entre

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eux, infirment le blâme jeté sur la nation anglaise, et rendent vicieux le raisonnement de l’auteur; ou plutôt ils sont un des palliatifs employés pour faire passer les assertions les plus répréhensibles. Cette autre phrase n’était guère plus favorable au maintien de la monarchie : " Mettez dans le fils d’un tonnelier de l’esprit, du courage, de la prudence, de l’activité, chez des républicains où le mérite militaire ouvre la porte des grandeurs, vous en ferez un Thémistocle, un Marius; à Paris, vous n’en ferez qu’un Cartouche. " (Discours IV, chap. XIV). Palissot a vanté la progression lumineuse avec laquelle Helvétius présente les moyens de concilier l’intérêt particulier et l'intérêt général, en les dirigeant sans cesse l'un vers l’autre (Mémoires sur la littérature). Sans doute il faut unir ces deux intérêts par la distribution des récompenses et des peines. C’est une vérité élémentaire, reconnue par tous les législateurs: mais peut-on regarder les plaisirs physiques comme le ressort le plus actif d’un gouvernement sage et bien constitué ? Est-ce en dégradant l’homme qu’on forme le citoyen? N’est-ce pas des sentiments nobles et généreux que le patriotisme tire sa plus grande énergie ? Comment le vainqueur de Mahon, le maréchal de Richelieu, rappela-t-il nos soldats à la discipline? En menaçant ceux qui s’en écartaient de les priver de l’honneur de monter à l’assaut. Helvétius, comme moraliste, dépouille de leur lustre les plus hautes vertus, et fournit des excuses aux vices les plus honteux: comme politique, il bannit les lois religieuses; il méconnaît l’influence des vertus privées, fondement des vertus publiques, et rejette l’autorité des siècles, en prédisant aux novateurs, avec l’abbé de Saint-Pierre, que tout l'imaginable existera (Discours II, chap. XXV): comme métaphysicien, loin d’ajouter aux découvertes de Locke, il en abuse en les outrant, et ne fait, pour ainsi dire, que des faux pas, lorsqu’il marche sans l’appui de son maître. Madame du Deffant consultait son cœur aride, lorsqu’elle prétendait qu’Helvétius s’était attiré des ennemis, pour avoir révélé le secret de tout le monde. Ce mot a fait fortune, et n’en est pas plus vrai. En général, les partisans de notre auteur sont les hommes qui ont besoin de fermer l’oreille aux cris de la conscience: ses adversaires sont les esprits justes, qui repoussent des opinions insoutenables ; et les âmes honnêtes, auxquelles il s’efforce d’enlever leurs consolations. Sa composition n’est pas d’un talent vulgaire, quoique les idées principales y disparaissent au milieu des détails et des digressions. Sa diction, travaillée et correcte, est presque toujours claire, quelquefois agréable, sans avoir une physionomie distincte; mais l’élégance y dégénère souvent en ornements puérils[1]. Voici un

  1. Suivant Grimm, on y reconnaît facilement à toutes les "belles page qui ne sont, qui ne peuvent être que de Diderot" (Correspondances, 3e partie, t. 4) Rien ne ressemble moins à la diction négligée, obscure, inégale, quelquefois éloquente et rapide de ce dernier, que la diction fleurie, nette, uniforme et même un peu languissante de l'auteur de l'Esprit; on aperçoit à peine, dans cet ouvrage, quelques morceaux où l’on pourrait retrouver la manière de Diderot.