exemple frappant de cette afféterie, que la Harpe n’a pas relevée dans sa longue et solide réfutation. Au lieu de se borner à la propositon suivante, exprimée d’une manière précise : « L’absence du malheur est la seule félicité dont jouissent les. gens froids; » Helvétius gâte sa phrase, en voulant la rendre sensible par une image : « et l’espèce de raison qui les guide sur la mer de la vie humaine, ne leur en fait éviter les écueils qu’en les écartant sans cesse de l’île fortunée du plaisir. » (Discours IV, chap. XV.) Dépourvu d’une imagination vive, il s’étudie à colorer des tableaux, et réussit particulièrement dans ceux où il peint la volupté. Afin de séduire la multitude des lecteurs, il prodigue, dans un sujet essentiellement grave, les figures, les mouvements, surtout les anecdotes frivoles, les histoires scandaleuses. Le P. Bettinelli assure que madame de Graffigny disait : " Croiriez-vous bien qu’une grande partie de l’Esprit, et presque toutes les notes, ne sont que des balayures de mon appartement? " Un tel propos a fait croire que ce livre était un composé de conversations incohérentes. Nul doute que les principes n’en soient légèrement posés; mais, en partant de ces principes, sur lesquels l’auteur glisse avec intention, les conséquences qu’il en déduit forment un ensemble dont les parties s’enchaînent. Peu d’écrivains sont autant dominés par le penchant à généraliser les idées, penchant qui entraine l’esprit à de vaines chimères, et qui conduit le génie seul à des vérités fécondes. Certes, il faut être bien esclave d’un système adopté, pour ramener le dévouement de Régulus à l’intérêt personnel. Nous ne donnerons pas ici le détail des ouvrages écrits pour et contre le livre de l’Esprit (voy. Gauchat, La Harpe, C.-G. Leroy et Lignac)[1]. Helvétius avait fait tirer, pour ses amis, des exemplaires sans cartons; ce que prouve une lettre de M. l’abbé Morellet à Beccaria (sept. 1766). On y rencontre peu de changements. Au sujet des princes modérés, on substitue le nom de Henri IV à celui de Louis XV (Discours II, chap. VI). On met dans la bouche d’un despote des Indes cette formule : Tel est mon bon plaisir, au lieu de telle est ma volonté. etc., etc. À la première apparition de l’Esprit, Buffon dit de l’auteur, avec lequel il était étroitement lié : « Il aurait dû faire un livre de moins, et un bail de plus dans les fermes du roi. » Jean-Jacques, dont les paradoxes n’étaient pas ceux d’Helvétius, attaqua l’ouvrage de celui-ci, mais discontinua son entreprise en apprenant que l’auteur était poursuivi. Il existe un exemplaire de l’Esprit que Rousseau, pendant son séjour en Angleterre, vendit à Dutens, avec toute sa bibliothèque, et sur les marges duquel sont des notes
écrites de sa main. À la maxime dont on a si cruellement abusé: " Tout devient légitime, et même
vertueux, pour le salut public; " il répond: " Le salut public n’est rien, si tous les particuliers
ne sont en sûreté. " Quand tout fut pacifié,
il eut occasion de s’expliquer sur les sujets traités par Helvétius, et il le fit sans nommer le livre ni l’auteur. Il combattit ses subtilités contre le pouvoir de l’organisation (Nouvelle Héloïse, 5° partie, lettre 3) ; et ce fut à lui qu’il adressa (Émile, liv.4) ce reproche honorable : « Tu veux en vain t’avilir: ton génie dépose contre tes principes, ton cœur bienfaisant dément ta doctrine, et l’abus même de tes facultés prouve leur excellence, en dépit de toi. » Si les rétractations d’Helvétius l’humilièrent, il se consola par le bruit que faisait son livre. Les étrangers les plus éminents par leurs dignités ou par leurs lumières désiraient d’être introduits chez un philosophe dont le nom retentissait dans toute l’Europe. Pendant les quatre mois d’hiver qu’il passait à Paris, sa maison était, un jour de semaine, leur rendez-vous habituel. Ce fut vraisemblablement pour mieux jouir de toute sa célébrité, qu’en 1764 il visita l’Angleterre, où le roi l’accueillit avec distinction. L’année suivante, sur les instances de Frédéric II, il partit pour la Prusse. Le monarque le logea
dans son palais, et l’admit à sa table. Il aimait
la personne d’Helvétius, estimait son admirable
caractère; mais son ouvrage ne le persuadait pas[2]. Une réception flatteuse l’attendait également chez plusieurs princes d’Allemagne, surtout à Gotha. Telle était l’aveugle sécurité des souverains; ils répandaient les grâces sur ceux dont les écrits préparaient le renversement des trônes. A son retour de ces deux voyages, Helvétius reprit son genre de vie ordinaire. Il employait ses matinées à méditer et à écrire : le reste du jour, il cherchait un délassement. Sa complexion vigoureuse semblait être le présage d’une longue carrière, lorsqu’il mourut à Paris, d’une goutte remontée, le 26 décembre 1771, à l’âge de 56 ans. Il laissa dans la douleur sa veuve, dont nous parlerons, et deux filles, qui se marièrent, l’ainée à M. le comte de Meun; la plus jeune à M. le comte d’Andlau. Aussitôt après cette mort, le marquis de Chastellux publia l’Éloge de monsieur Helvétius, sans date, sans nom d’auteur,
d’imprimeur ni de lieu, in-8o de 28 pages, d’un
style obscur et diffus, où l’on n’apprend presque
rien sur celui qui en est l’objet. Le Bonheur,
poëme en six chants, Londres, 1 vol. in-8o, parut
en 1772. Cet ouvrage posthume et non achevé
n’offre que de faibles lueurs d’inspiration. La fiction en est commune ou plutôt nulle, la marche
uniforme et traînante: les vers sont une prose
sans couleur, péniblement assujettie à la rime ; il
en est pourtant quelques-uns de gracieux, et d’autres remarquables par la pensée et par une pré-