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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 19.djvu/96

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cision didactique. Le poëte, fidèle au système qu’il s’est créé, déclame contre tous les cultes, et place le bonheur dans un siècle de lumière, où l’on verra se lier l’intérêt de chacun à l’intérêt de tous. Quelques mois avant sa mort, Helvétius retoucha ce poëme, qu’il avait abandonné depuis vingt-cinq ans. On l’a réimprimé longtemps après, avec des additions et de nombreuses corrections, qui l’ont rendu moins imparfait, mais non plus attachant : la versification en est moins sèche ; il y a plus de liaison : le quatrième et le cinquième chants, qui étaient deux épîtres sur les arts et sur le plaisir, en sont retranchés ; et ces épîtres reparaissent sous leur véritable forme : il est douteux que ces corrections soient de l’auteur lui-même. En tête de ce poëme du Bonheur, on a, sur la vie et les ouvrages d’Helvétius, un Essai de cent vingt pages, que les différents éditeurs ont inséré dans les œuvres de cet écrivain. Par un artifice employé fréquemment, on assurait l’avoir trouvé dans les papiers de Duclos. On ne saurait lire avec trop de défiance ce morceau méthodique et très-spécieux, dont le but était de rabaisser nos institutions, et dans lequel on avance des faits évidemment supposés. Par exemple, on affirme que lors du soulèvement général excité contre l’auteur de l'Esprit, un cardinal lui demandait : « On ne conçoit point à Rome la sottise et la méchanceté des prêtres français. » Grimm a l’inconséquence de présenter comme un modèle de sagesse ce long plaidoyer en faveur des opinions d’Helvétius, après avoir dit « qu’en écoutant raisonner ce philosophe, on pouvait être souvent tenté de le prendre pour un homme ivre qui parle au hasard.» Saint-Lambert s’est déclaré l’auteur de cette vie d’Helvétius, qu’il a placée dans ses OEuvres philosophiques, « comme un hommage rendu à l’amitié et au mérite.» Quoique le chantre des Saisons ait assisté aux désastres de la révolution, il n’a fait, dans cet Essai, aucun changement essentiel aux principes qu’il professait trente années auparavant. Il s’est contenté d’y supprimer quelques traits contre les grands, et de modifier les éloges donnés à la verve de son ami. Les ruines qui l’entouraient, obtiennent de lui néanmoins cet aveu, consigné dans une note: « Il y a des préjugés, même religieux nécessaires à la conservation des empires.» En 1772, on vit paraitre un autre ouvrage posthume d’Helvétius, ayant pour titre: De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, 2 vol. in-8o; production indigeste, partagée en dix sections, et qui est un commentaire de l' Esprit: mais on y trouve un style plus convenable au sujet. L’auteur s’attache particulièrement à démontrer l’égalité des esprits, et la toute-puissance de l’éducation: à cet égard, il invoque avec peu de bonne foi l’autorité du judicieux Quintilien. Dans tout le cours du livre, il ne garde aucune mesure; il se permet, contre la religion et contre l’État, les plus violents outrages. « Nulle crise salutaire, dit-il en parlant de la France, ne lui rendra la liberté; c’est par la consomption qu’elle périra: la conquête est le seul remède à ses malheurs » (Préface). Frédéric s’était longtemps amusé des combats livrés à l’Église. La guerre que l’on déclarait aux rois ne lui parut pas aussi divertissante, et son zèle pour les nouvelles maximes s’était refroidi sensiblement, même avant la publication de l’ouvrage De l’Homme. Aussi, malgré les éloges réitérés qu’il y reçoit, en parle-t-il avec dédain. Il n’y voit "que des paradoxes et des folies complètes, à la tête desquelles il faut placer la république française. Et cela s’appelle des philosophes, écrit-il à d’Alembert ? Oui, dans le goût de ceux que Lucien a persiflés » (Lettre du 7 janvier 1774). Le livre de l'Homme fut dédié à l’impératrice de Russie Catherine ll, par l’auteur d’une seconde édition (le prince Galitzin), Londres (la Haye), 1773. Le vrai sens du Système de la nature, ouvrage posthume de M. Helvétius, Londres, 1774, in-8o de 96 pages, passe pour être un écrit pseudonyme. Nous ne disputerons point à Helvétius des qualités personnelles, attestées par tous ceux qui l’ont connu particulièrement. Nous n’attribuerons point ses bienfaits aux calculs de l’ostentation: mais les actes d’une libéralité facile au sein de l’opulence expient-ils des systèmes où l’on pervertit ses semblables ? L’homme bienfaisant passe, et l’écrivain dangereux reste. Comment concilier un cœur droit et bon avec une persévérance obstinée à propager les théories corruptrices qui ont accéléré la décadence des peuples de l’antiquité ? C’est par la soif de la célébrité qu’il nous semble possible de résoudre un tel problème. Quand les vérités sont épuisées, quand elles ont reçu tout leur éclat des mains du génie, on s’éloigne des routes battues, afin de se faire distinguer, et l’on tombe dans des écarts inconcevables. D’ailleurs Helvétius, sans être un auteur de premier ordre, traite avec tant de logique certaines questions, il annonce tant de sagacité dans certains rapprochements, qu’il est difficile de le croire convaincu des sophismes qu’il tache d’accréditer sur d’autres points, en se mettant à une espèce de torture. On voudrait se persuader, pour l’honneur de sa mémoire, qu’il n’a fait un si grand nombre de tours de force qu’afin de déployer à tous les yeux la souplesse de son talent, sans prévoir les déplorables conséquences de sa témérité. Marmontel, qui avait vécu dans un commerce intime avec lui, raconte qu’il arrivait dans le cercle de madame Geoffrin, la tête encore fumante de son travail de la matinée, qu’il jetait sur le tapis les dificultés dont il était en peine; mais que, dans les moments où il n’était pas préoccupé de son ambition littéraire, il se laissait aller au courant des entretiens, et qu’alors il se montrait naïvement sincère. Marmontel ajoute que rien ne ressemble moins au caractère ingénu d’Helvétius que la singularité préméditée et factice de ses écrits (Mé-