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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 28.djvu/620

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mais une célébrité assez rapide l’eut bientôt mis il part. Les Oratoriens, qui dirigeaient le collége de sa ville natale, après l’avoir initié dans les premières notions des mathématiques, l’adressèrent à leurs confrères de Lyon comme à une école supérieure, où ses talents précoces achevèrent de se développer. Il fut jugé à seize ans digne de s’asseoir à côté de ses nouveaux maîtres et de professer la physique. Les vacances l’ayant ramené au sein de sa famille, il entreprit de lever le plan de Beaune sur de larges dimensions. Les instruments nécessaires lui manquaient : il sut en créer, et fit présent de son ouvrage à l’administration municipale[1]. Un lieutenant-colonel du génie, frappé de l’élégante précision de ce travail, recommanda Monge au commandant de l’école fondée depuis quelques années à Mézières pour les officiers de cette arme. Mais cet établissement ne s’ouvrait qu’à des élèves privilégiés, au nombre de vingt, qui se renouvelaient par moitié tous les ans ; il fallait, pour en faire partie, appartenir à une condition élevée, et l’humble fortune de Monge était un titre d’exclusion. Il ne trouva place que dans la classe des appareilleurs et conducteurs des travaux des fortifications, en qualité d’élève et de dessinateur. Isolé au milieu d’obscures pratiques, où la dextérité de la main prévalait sur l’intelligence, on méconnut d’abord la portée de la sienne ; on ne voyait en lui qu’un dessinateur exercé, et il brûlait d’échapper à cette estime exclusive dont s’irritait son amour-propre. Cependant le commandant de l’école jeta les yeux sur lui pour faire les calculs pratiques d’une opération de défilement. Monge, rebuté des longs tâtonnements par lesquels on arrivait à la solution du problème et inspiré sur l’importance de son début dans la carrière, chercha ses moyens de plus haut, et imagina une voie plus expéditive et non moins sûre ; ce fut la première méthode géométrique et générale essayée pour atteindre au résultat désiré. Sa solution lui fut contestée, attendu, lui dit le commandant, qu’il n’avait pas même pris le temps rigoureusement nécessaire pour épuiser la série de calculs obligés. Force fut néanmoins d’examiner le procédé de l’élève, et sa capacité fut relevée avec éclat. Il avait dix-neuf ans alors. Bossut, qui professait les mathématiques à Mézières, l’adopta pour son suppléant, et Monge fut attaché au même titre à l’abbé Nollet, pour la chaire de physique. Bientôt il remplaça tout à fait ce dernier dans ses fonctions : ce fut pour lui l’occasion d’une foule d’expériences curieuses sur le gaz, l’attraction moléculaire, les effets d’optique et l’électricité, de déductions fines sur la météorologie, et de la découverte importante de la production de l’eau par la combustion de l’air inflammable. Prévenu, mais sans le savoir, par Cavendish, il poursuivit avec une attention scrupuleuse ce phénomène, dans lequel il assigna la part du calorique et de la lumière (voy. Lavoisier). L’ingénieux expérimentateur ne se bornait pas à ses leçons journalières : il aimait à mettre ses élèves en présence des phénomènes de la nature, à leur faire prendre sur le fait les créations des arts et à les pénétrer de leurs détails. Le territoire de Mézières, par la variété de ses sites, par son aspect géologique et le rapprochement des fabriques qui le couvrent, prêtait un intérêt très-vif aux excursions du professeur avec ses élèves, et leur offrait un champ fécond d’instructions. Dans le même temps, Monge étendait et généralisait toujours ses premiers essais mathématiques, et partant du principe qui rapporte à trois coordonnées rectangulaires la position d’un point quelconque pris dans l’espace, il en fit le fondement d’une doctrine neuve et féconde, indispensable à tous les arts de construction, et qui, complétée par des développements successifs, a reçu le nom de géométrie descriptive. Cet ensemble de méthodes simples et uniformes se trouvait en conflit avec des pratiques incohérentes, mais consacrées par la tradition : de la l’opposition opiniâtre qu’il eut à surmonter pour faire passer dans l’enseignement de l’école ses heureuses innovations. Ses efforts furent même inutiles pendant plus de vingt ans pour obtenir l’application de sa géométrie aux tracés de la charpente. Un charpentier, chargé d’expliquer un certain nombre de tracés, tint ferme pour l’intégrité de ses routines, et, pour prix du caractère vigoureux qu’il déploya contre raison, il fut autorisé à enseigner toute sa vie ses pratiques particulières, en dépit de toute théorie générale. Monge éprouva moins de difficultés pour la coupe des pierres, et il lui fut permis de perfectionner dans cette partie les procédés accrédités. Mais ces améliorations demeurèrent renfermées dans l’enceinte qui les avait vues naître ; le corps du génie, aveuglé par un esprit peu noble de supériorité, se réservait des connaissances exclusives, dont il interdisait la publicité. Monge, en subissant cette règle, se dédommagea par des recherches d’analyse et de géométrie combinées, bien propres à répandre sa réputation au dehors. On a remarqué que les géomètres lisaient peu les ouvrages les uns des autres : Monge surtout éprouvait une extrême répugnance à suivre dans les livres la marche de la science. Il lui paraissait moins pénible de s’inculquer, d’après ses propres errements, les vérités déjà connues. Son imagination se pliait aussi difficilement au soin de fixer par une rédaction définitive les résultats de ses méditations. Cette première disposition d’esprit ralentissait l’essor de son génie, en lui faisant négliger les travaux de ses devanciers ; la seconde l’exposa plus d’une fois à se voir enlever la priorité des vérités qu’il avait recueillies. Le besoin de se classer dans le monde savant lui arrache enfin

  1. Ce plan réduit est gravé à la tête de l’histoire de Beaune par Gandelot.