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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 34.djvu/248

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signe l’époque de la mort du général athénien. Par ces tableaux, qui sont de véritables paysages, comme celui de Moise exposé sur les eaux, terminé plus tard, en 1654, et laissant douter si ce n’est pas un tableau d’histoire, on voit que le Poussin, en s’ouvrant une carrière qui est l’inverse de la première, agrandissait, élevait les scènes de la nature, comme il avait étendu, agrandi l’histoire, et devait parvenir au point où les deux genres se toucheraient et s’uniraient dans une parfaite harmonie. Sans avoir d’autres élèves que Gaspar et Jean Dughet, qui ne pouvaient guère qu’imiter ou graver ses compositions, toutes de génie, même dans l’exécution ; le Poussin, terminant tout lui-même, dut ménager l’emploi de son temps et le partager entre son travail et ses promenades, devenant pour lui de nouvelles études. Il n’admettait alors que peu d’amis dans son atelier. Félibien et le chartreux Bonaventure d’Argonne nous apprennent qu’ils étaient du petit nombre de ceux qui le voyaient peindre dans l’intervalle de ses courses. Le sujet de Polyphème appelant Galatée au son de sa flûte, dont on croit sentir le charme à la vue d’un paysage plein de fraîcheur et des faunes amoureux des nymphes qu’elle attire ; celui de Diogène, si riant et si varié, où les sites les plus naturels et les plus riches, sans art et sans apprèt, semblent justifier l’action du philosophe, qui a jeté sa tasse en voyant un jeune homme boire dans le creux de sa main ; d’autres tableaux non moins poétiques, où, rivalisant avec le Lorrain pour la couleur, le peintre put à son tour en être imíté dans l’embellissement des scènes, furent les premiers résultats de ses excursions pittoresques. « J’ai souvent admiré, dit Bonaventure d’Argonne, qui l’avait connu chez le commandeur del Pozzo, le soin qu’il prenait pour la perfection de son art. À l’âge où il était, je l’ai rencontré parmi les débris de l’ancienne Rome et quelquefois dans la campagne et sur les bords du Tibre, dessinant ce qu’il remarquait le plus à son goût. Je l’ai vu aussi qui ramassait des cailloux, de la mousse, des fleurs et d’autres objets semblables qu’il voulait peindre exactement d’après nature. Je lui demandai un jour par quelle voie il était arrivé à ce haut degré de vérité où il avait porté la peinture ; il me répondit modestement : « Je n’ai rien négligé. » Ce mot est la réfutation de ceux qui ont vu dans ses tableaux, avec Mengs, de pures esquisses, ou avec d’Argenville, des compositions plutôt idéales que prises dans l’observation de la nature. Les paysages dont nous venons de parler n’étaient pas encore les plus capitaux de ce genre, conçu, non simplement comme lié en particulier à la composition historique, mais comme moyen général d’expression, en mettant en jeu la nature entière par les phénomènes, les circonstances, les mouvements, les images, etc., pour exprimer un trait, un sujet moral ou allégorique, soit de l’histoire, soit de la fable. Mais déjà ils auraient plus que justifié ce qu’a dit Lanzi, qu’Annibal Carrache avait commencé et que le Poussin avait achevé de créer le genre du paysage, si l’on devait entendre par là que celui-ci n’eût fait que de beaux paysages historiés. Le Poussin est allé plus loin : il a composé de véritables paysages historiques. Si tous, à proprement dire, ne semblent pas l’être, il les a rendus tels par le trait poétique ou moral. Tels sont : l’Écho, ou les Effets de la frayeur, causée au loin, dans une campagne riante, par le cri d’un personnage fuyant à la vue d’un jeune homme mort, entortillé par un serpent ; — Pyrame et Thisbé, dont le sujet, que le peintre lui-même a décrit dans une lettre à Stella en 1651, est rendu si terrible par la circonstance d’un violent orage où la terre et le ciel conspirent à l’horreur de la scène ; — le sujet d’Orphée ou plutôt d’Eurydice (tableau du musée, non mentionné par Félibien ni par Bellori, mais appartenant au Poussin par le groupe principal et surtout par la composition), où l’on voit, au milieu du calme des zéphirs, au bord d’une onde paisible et parmi ses compagnes, attentives aux accents d’Orphée, Eurydice piquée par un serpent, le ciel se couvrant de nuages et la fumée des tours obscurcissant l’air ; — les Bergers de l’Arcadíe, sujet traité d’abord simplement, enrichi ensuite dans une nouvelle composition par un beau paysage dans lequel se trouve, près du fleuve Alphée, un tombeau où des jeunes gens s’arrêtent et lisent cette inscription : Et in Arcadia ego ; sujet célébré par Delille dans son quatrième chant des Jardins et l’objet d’un poëme dramatique anglais (voy. Keate). Le Poussin passait ainsi du grave au doux, de l’agréable au sévère, mêlant et faisant succéder les différents modes des anciens dans ces diverses scènes de la nature qu’il a tant multipliées, où il nous émeut, nous élève et sympathise avec nous par les impressions qu’il produit sur les sens et l’imagination. Quoique son génie, plus étendu, n’eût point perdu de sa force, et que sa santé, altérée par des travaux continuels, lui eût laissé assez de fermeté pour exécuter de grands ouvrages, il diminuait le nombre de ses excursions et se bornait souvent à des promenades sur le mont Pincio, où ses amis l’attendaient. Ses exercices étaient réglés, comme ses heures de travail, qu’il employait avec un courage toujours égal, quoique ses forces ne fussent plus les mêmes. Levé chaque jour de grand matin, il se promenait quelques heures où il jouissait, devant sa maison, de l’aspect de Rome et de ses collines ; ensuite il se mettait à peindre, sans interruption, jusqu’à midi ; après diner il travaillait encore une heure ou deux, et le soir il se rendait à ses promenades accoutumées où des artistes, des étrangers, des personnes de tout rang l’entendaient parler sur son art, sur la philosophie, sur l’histoire, avec un tel ordre, une telle raison, dit