Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 38.djvu/8

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tout ce que mon cœur brûle de voir accompli, accomplis-le et sois mon alliée. » Ces accents-là étaient loin d’être tièdes ou prosaïques. Que dire encore de l’ode fameuse citée par Longin, et que Boileau a imitée ? « Ma langue se brise, un feu subtil court rapide sous ma chair, mes yeux ne voient plus rien, mes oreilles bourdonnent...» Puis beaucoup d’autres symptomes qui témoignent d’une exaltation qui parait tenir beaucoup des sens. Cependant Catulle, qui s’y connaissait, et Longin l’ont compris autrement. Il leur a semblé que tout cela n’était que le ravissement causé par la présence de la personne aimée. Il serait peut-être plus exact de dire que Sapho n’aimait pas faiblement ; que, s’adressât-elle à des personnes de son sexe, son affection prenait les tons les plus chauds : « J’ai à moi, dit-elle dans un fragment, une jolie enfant, dont la beauté est semblable à celle des chrysanthèmes, Cléis, ma Cléis bien-aimée, que je ne donnerais pas pour toute la Lydie. » Or, c’est d’une fille qu’elle aurait eue qu’elle parlait ainsi, et cette fille aurait été le fruit de son mariage avec un certain Cercolas, natif d’Andros. Mais ici, il faut bien le dire, le détail est assez équivoque pour le faire rentrer dans la légende imaginée par les écrivains comiques d’Athènes et par la corruption romaine. Les épithalames composés par Sapho sont empreints de cette même chaleur d’imagination. On y assiste à cette joute poétique entre garçons et jeunes filles qui caractérise les sociétés primitives, et dont le thème est presque invariable : le regret chez celles-ci à la venue du soir où Vesperus ravit la jeune fille à sa mère pour la livrer à l’ardeur de son fiancé, et le triomphe de ceux-là, pour qui la jeune fille est une vigne qui ne fructifie que lorsqu’elle est unie à l’ormeau. Dans les vers de Sapho, imités depuis par Catulle et ensuite par l’Arioste, la jeune vierge est hyacinthe que le berger foule aux pieds sur la montagne. Ce qui appartient tout entier à l’épithalame lesbien, cest l’adieu à la virginité que fait entendre la jeune fille au moment de franchir le seuil du fiancé:

Virginité! Virginité! tu me vas donc quitter !
À toi plus ne viendrai, — plus ne viendrai jamais!

Ainsi répond la déesse invoquée. On sait que ces vers ont été imités par André Chénier. Les fragments qui viennent d’être cités témoignent combien est regrettable la perte des autres poésies saphiques. L’ardente Lesbienne, dont on vient de lire quelques-uns des plus chaleureux accents, fut assurément un grand poëte. Les critiques Aristarque et Aristophane ont donné des éditions de Sapho, qui n’ont pas contribué à répandre ses poésies. Mais, plus occupés du mérite littéraire que du reste, ils n’ont rien dit de sa vie, et cette omission a laissé le champ libre aux conjectures. Quelques auteurs, Nymphis et Athénée, ont parlé d’une Sapho d’Eresos ; Suidas et Elien mentionnent une Sapho courtisane. Seulement Suidas fait naître à Eresos la poëtesse et à Mitylène la courtisane, qui aurait aussi fait le fameux saut de Leucade. Mais on ne voit pas trop comment la courtisane se serait ainsi désespérée. Les grammairiens ont aussi voulu figurer dans ce grave débat : Servíen, entre autres (Ad Eneid., 3, v. 374), fait allusion au saut de Leucade opéré pour l’amour de Phaon par une femme inconnue. Strabon trouve dans Ménandre une Sapho qui, la première, se serait précipitée du roc dans les flots. Enfin on voudrait trouver dans une médaille antique récemment apportée de Grèce, portant le nom de Sapho et les lettres Ereci entourant une tète de femme, la preuve que cette médaille s’appliquait à cette seconde Sapho. Y aurait-il eu peut-être quelque troisième Sapho ? D’aucuns inclineraient à le croire. Mais l’existence de deux Sapho est déjà un fardeau assez lourd pour l’érudition. De tout quoi on ne saurait tirer qu’une certitude, c’est qu’il y a des poésies admirables dues à une femme du nom de Sapho ; discuter sur sa vie, sur son identité est à peu près aussi oiseux que discuter sur la vie d’Homère, au sujet duquel on n’est pas mieux renseigné, ce qui n’empêchera personne d’admirer l’Iliade et l’Odyssée. Les poésies de Sapho ont enrichi et, jusqu’à un certain point, fixé la langue grecque. Elle diversifia le rythme lyrique. Le dialecte éolique, dans lequel ses poésies sont écrites, contribue beaucoup à leur charme. Et la poëtesse a fait mieux que d’employer l’hyperbole et d’autres figures, comme elle en est louée par le grammairien Demetrios. Elle a revêtu les sentiments les plus vifs du cœur humain d’une forme pénétrante, que la traduction même ne saurait affaiblir. Là est son mérite, que peu de poëtes ont surpassé. Les fragments de Sapho ont été publiés avec une version latine de Wolf, à Hambourg, 1733, in-4° ; à Leipsick. par H.-F. Vogler, en 1810 ; dans le Museum criticum, Cambridge, 1813, in-8°. Une édition estimée et complète en a été donnée en 1827, par un érudit allemand : elle compte cent trente-neuf morceaux. Bloomfield, dont la leçon est plus correcte, n’en a donné que quatre-vingt-dix-sept. On peut encore consulter les Poetæ lyrici de Berg, Leipsick, 1853 ; la Lyra græca de Donaldson, Édimbourg, 1854 ; la Critical history of the language and littérature of ancient greece de Mure. On lira encore avec intérêt une piquante étude de M. Deschanel (Revue des Deux-Mondes, juillet 1847) et un savant travail de M. Joubert (Revue européenne, août 1861). Sapho a dû inspirer les poètes venus depuis. On a Sapho, poëme en dix chants, par Gorsse, 1805, 2 vol. in-8° ; - Sapho, poëme élégiaque, par Touzet, 1812, in-8° :-Sapho, poëme en trois chants, par C. T., 1815, in-8° ; - Sapho, opéra en trois actes, par madame Constance Pipelet, depuis madame de Salm, joué