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armées. Carnot fut longtemps chargé de cet immense fardeau. Travaillant sans relâche, il restait seize heures par jour a son bureau, expédiait tous les ordres, et correspondait avec tout le monde, ne prenant pas même le temps d’aller dîner avec sa famille qui demeurait dans le voisinage. C’est ainsi qu’il put imprimer cette prodigieuse activité aux manufactures d’armes, a la fonte de l’artillerie, à la fabrication des poudres ; c’est ainsi que la France isolée et séparée de toute l’Europe put trouver soudainement en elle-même des ressources que les utopistes les plus audacieux n’eussent pas soupçonnées ; enfin c’est par une telle activité que des armées tout entières furent soudainement transportées de l’océan au Rhin ; des Alpes aux Pyrénées. Et il faut remarquer que Carnot était en même temps l’auteur des plans, et celui des instructions à tous les généraux. C’est donc à lui seul qu’appartient la conception de tant de grandes opérations qui signalèrent la mémorable campagne de 1794. Et cette campagne eut pour résultat non-seulement la délivrance du territoire, mais la conquête des Pays-Bas et la dissolution de cette première coalition qui, après avoir annoncé de si grands projets et déployé des forces si considérables, agit ensuite avec tant de mollesse, si peu de concert, et ne parut occupée que de petits intérêts, quand on la crut près d’arriver aux plus grands résultats. Le comité de salut public, ou plutôt l’homme qui le dirigeait entièrement sous ce rapport, sut profiter admirablement de cette désunion des coalisés, de leur hésitation et de la dispersion de leurs forces. Tandis que le généralissime Cabourg faisait si méthodiquement, pour le compte de l’Autriche, la conquête de quelques places, Jourdan et Pichegru, dirigés par Carnot, enveloppèrent en même temps ses flancs sur la Sambre et sur la Lys, menacèrent ses derrières jusqu’aux portes de Bruxelles, et le forcèrent enfin ti se retirer et à délaisser, presque sans combattre, des conquêtes qui lui avaient couté tant de sang et de travaux. Si ces deux généraux eussent eu affaire a un autre ennemi, il est bien sûr que, profitant de sa position centrale, cet ennemi n’eût pas manqué, en opérant sur son front, de marcher vers la capitale, dont il n’était qu’à cinq jours de marche, et de menacer ainsi dans sa base l’édifice révolutionnaire, déjà si fortement ébranlé par la résistance héroïque de la Vendée et par des factions de tout genre ; ou, si ce plan lui eût paru trop hardi, il pouvait écraser successivement les deux armées républicaines, qui, opérant à une si grande distance l’une de l’autre, s’étaient mises hors d’état de se secourir. Mais rien de tout cela n’était à craindre de la circonspecte Autriche, ni de son inhabile général ; et les attaques excentriques faites sur les ailes des alliés, suivant le système de Carnot, eurent un succès décisif. Si l’on se reporte à l’état des choses, et si l’on considère toutes les difficultés, tous les périls qui environnaient la république, on verra que cette campagne de 1794 est véritablement la plus importante, la plus glorieuse de cette époque. C’est donc, on ne saurait le nier, à celui qui l’avait conçue, qui en surveilla, qui en dirigea l’exécution, qu’appartient la plus grande partie de la gloire alors acquise à nos armes. Mais, il n’est que trop vrai, cette gloire fut souillée par d’horribles cruautés. Carnot s’est défendu avec beaucoup d’insistance d’y avoir pris la moindre part ; mais nous ne pouvons l’en absoudre complétement : car, lors même qu’il serait exact, comme on l’a dit, que, totalement absorbé par les détails de la guerre, il ne prit aucune part aux autres parties du gouvernement, n’est-il pas évident que, dans les armées comme dans l’intérieur, le système de terreur et de sang fut suivi avec la plus implacable rigueur, qu’elles eurent aussi leurs échafauds et leurs tribunaux révolutionnaires ? Le code pénal militaire qui fut décrété à cette époque de violence et de tyrannie, et qui ne put pas être rédigé sans la participation ou du moins sans l’approbation de Carnot, était une véritable loi draconienne ; il surpassait en férocité les plus horribles décrets de ces malheureux temps, et les applications en furent aussi rigoureuses que multipliées. Nous avons vu aux armées de Sambre-et-Meuse, lorsque ces armées s’immortalisaient par la victoire de Fleurus, nous avons vu passer chaque jour, entassés dans des fourgons, les malheureux que la commission militaire et révolutionnaire venait de condamner à mort pour les moindres fautes de discipline ; pour des fautes que naguère avaient eux-mêmes approuvées, provoquées, ceux qui les en punissaient si cruellement. Et les Custine, les Bouchard, les Beauharnais, tant d’autres officiers ou généraux qui avaient de bonne foi servi la révolution, purent-ils être envoyés à l’échafaud sans les ordres ou du moins sans l’approbation du grand ordonnateur de toutes les choses de la guerre ?… Nous ne nions pas que le rétablissement de la discipline ne fût devenu une nécessité, une condition de la victoire ; mais la discipline et l’ordre ne pouvaient-ils donc être rétablis que par d’aussi effroyables moyens ? et n’a-t-on pas vu plus tard les mêmes troupes, conduites avec sagesse et modération, offrir des modèles de valeur, de discipline, et obtenir d’aussi brillants succès ? Et les dévastations du Palatinat, celles de la Vendée, les égorgements de Lyon et de Toulon, tout cela s’est fait par les armées, par les ordres du comité de salut public : Carnot a-t-il donc pu y rester étranger ?… Nous pensons aussi que ses apologistes ont trop insisté sur ses dissidences avec Robespierre, Couthon et St-Just. Ce n’est qu’après la chute de ces triumvirs que Carnot a lui-même parlé de ces dissidences ; et ce ne fut pas sans étonnement qu’on l’entendit, à la suite du long rapport qu’il fit, dans la séance du 1er vendémiaire an 5 (septembre 1794), sur la reprise des quatre places du Nord, se livrer à une diatribe violente contre l’homme à principes, contre ce monstre qui, selon lui, avait horreur de nos victoires. Ces tardives révélations ne nous ont pas convaincu ; et nous pensons au contraire que ce ne fut que par son extrême union, par son homogénéité, que le fameux comité fit d’aussi grandes choses. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’a la tribune et dans le public, tant que dura la puissance de Robespierre, on n’en-