Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 8.djvu/285

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
280 CIC

qui choque d’autant plus qu’elle est exprimée par d’ingénieux sarcasmes. Cicéron ne modérait pas assez son penchant à l’ironie, et sur ce point, il paraît avoir souvent manqué de prudence et de dignité. Après la bataille de Pharsale et la fuite de Pompée, il refusa de prendre le commandement de quelques troupes restées à Dyrrachium, et renonçant à tout projet de guerre et de liberté, il se sépara de Caton pour rentrer dans l’Italie, gouvernée par Antoine, lieutenant de César. Ce retour parut peu honorable, et fut mêlé d’amertumes et de craintes, jusqu’au moment où le vainqueur écrivit lui-même à Cicéron, et, bientôt après, l’accueillit avec cette familiarité qui devenait une précieuse faveur. Cicéron, réduit à vivre sous un maître, ne s’occupa plus que de littérature et de philosophie. Le dérangement de ses affaires domestiques, et sans doute de légitimes sujets de plainte, le déterminèrent à quitter sa femme Terentia, pour épouser une belle et riche héritière dont il était le tuteur ; mais ce besoin de fortune, qui lui fit contracter une alliance que l’on a blâmée, ne le détermina jamais à encenser la puissance souveraine ; il se tint même dans un éloignement affecté, raillant les adulateurs de César, et leur opposant l’Éloge de Caton. Il est vrai que, sous le magnanime dictateur, on pouvait beaucoup oser impunément ; et d’ailleurs cette hardiesse consolait l’amour-propre du républicain, plus qu’elle n’était utile à la république ; mais le mécontentement de Cicéron ne put tenir contre la générosité de César pardonnant à Marcellus. L’orateur, ravi d’un acte de clémence qui lui rendait un ami, rompit le silence, et prononça cette fameuse harangue qui renferme autant de leçons que d’éloges. Peu de temps après, défendant Ligarius, il fit tomber l’arrêt de mort des mains de César, aussi sensible au charme de la parole qu’à la douceur de pardonner. Dans l’esclavage de la patrie, Cicéron semblait reprendre une partie de sa dignité par la seule force de son éloquence ; mais la perte de sa fille Tullie, le frappant du coup le plus cruel, vint le plonger dans le dernier excès de l’abattement et du désespoir. Il écrivit un traité de la Consolation, moins pour affaiblir ses regrets que pour en immortaliser le souvenir, et il s’occupa même du projet de consacrer un temple à cette fille chérie. Sa douleur, qui lui faisait un besoin de la retraite, le livrait tout entier à l’étude et aux lettres. On a peine à concevoir combien d’ouvrages il écrivit pendant ce long deuil. Sans parler des Tusculanes et du traité de Legibus, que nous avons encore, il acheva, dans la même année, son livre d’Hortensius, si cher à St. Augustin, ses Académiques en 4 livres, et un Éloge funèbre de Porcia, sœur de Caton. Sî l’on réfléchit à cette prodigieuse facilité, toujours unie à la plus sévère perfection, la littérature ne présente rien de plus étonnant que le génie de Cicéron. Le meurtre de César, en paraissant d’abord tout changer, ouvrit à l’orateur une carrière nouvelle. Cicéron se réjouit de cette mort, dont il fut témoin, et sa joie fait peine, quand on songe aux éloges pleins d’enthousiasme et de tendresse que tout à l’heure encore il prodiguait à César dans sa défense du roi De

CIC

jotarus ; mais Cicéron croyait qu’avec la liberté commune, il allait recouvrer lui-même un grand crédit politique ; les conjurés, qui ne l’avaient pas associé à l’entreprise, lui en communiquaient la gloire. Il était républicain et ambitieux, et moins il avait agi dans la révolution, plus il voulait y participer en l’approuvant. Cependant le maître n’était plus ; mais il n’y avait pas de république. Les conspirateurs perdaient leurs succès par l’irrésolution ; Antoine faisait régner César après sa mort, en maintenant toutes ses lois, et en succédant à son pouvoir. Cicéron vit la faute du sénat ; mais il ne pouvait pas arrêter Antoine. Dans cette année d’inquiétudes et d’alarmes, il composa le traité de la Nature des Dieux, dédié à Brutus, et ses traités de la Vieillesse et de l’Amitié, tous deux dédiés à son cher Atticus. On conçoit à peine cette prodigieuse vivacité d’esprit, à laquelle toutes les peines de l’âme ne pouvaient rien ôter. Il s’occupait, à la même époque, d’un travail qui serait piquant pour notre curiosité, les mémoires de son siècle ; enfin il commençait son immortel traité des Devoirs, et achevait le traité de la Gloire, perdu pour nous, après avoir été conservé jusqu’au 14e siècle. Le projet qu’il conçut alors de passer en Grèce avec une légation libre l’aurait éloigné du théâtre des affaires et des périls. Il y renonça, et revint à Rome. C’est la que commencent ses admirables Philippiques, qui mirent le sceau à son éloquence, et signalèrent si glorieusement son patriotisme. La seconde, la plus violents de toutes, fut écrite peu de temps après son retour ; il ne la prononça point. Irréconciliable ennemi d’Antoine, il crut devoir élever contre lui le jeune Octave. Montesquieu blâme cette conduite qui remit sous les yeux des Romains César, qu’il fallait leur faire oublier. Cicéron n’avait pas d’autre asile. Il ne fut pas aussi dupe qu’on le pense de la modération affectée d’Octave ; mais il crut que ce jeune homme serait toujours moins dangereux qu’Antoine. Le mal était dans la faiblesse de la république, qui ne pouvait plus se sauver d’un maître qu’en se donnant un protecteur, c’est-à-dire, un autre maître. Cicéron fit au moins tout ce qu’on devait attendre d’un grand orateur et d’un citoyen intrépide. Il inspira toutes les résolutions vigoureuses du sénat, dans la guerre que les consuls et le jeune César firent, au nom de la république, contre Antoine. On en trouve la preuve dans ses Philippiques. Lorsqu’aprés la mort des deux consuls, Octave se fut emparé du consulat, et qu’ensuite il fit alliance avec Antoine et Lépide, tout le pouvoir du sénat et de l’orateur tomba devant les armes des triumvirs. Cicéron, qui ménageait toujours Octave, qui même proposait à Brutus de se réconcilier avec l’héritier de César, vit enfin qu’il n’y avait plus de liberté. Les triumvirs s’abandonnant l’un à l’autre le sang de leurs amis, sa tête fut demandée par Antoine. Cicéron, retiré à Tusculum avec son frère et son neveu, apprit que son nom était sur la liste des proscrits. Il prit le chemin de la mer dans une grande irrésolution. Il s’embarqua près d’Asture ; le vaisseau étant repoussé par les vents. Plutarque assure qu’il eut la pensée de revenir à Rome