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et de se tuer dans la maison d’Octave, pour faire retomber son sang sur la tête de ce perfide. Pressé par les prières de ses esclaves, il s’embarqua une seconde fois, et bientôt reprit terre pour se reposer dans sa maison de Formies. C’est la qu’il résolut de ne plus faire d’efforts pour garantir ses jours. « Je mourrai, dit-il, dans cette patrie que j’ai sauvée plus d’une fois. » Ses esclaves, sachant que les lieux voisins étaient remplis de soldats des triumvirs, essayèrent de le porter dans sa litière ; mais bientôt ils aperçurent les assassins qui venaient sur leurs traces ; ils se préparèrent au combat : Cicéron, qui n’avait plus qu’à mourir, leur défendit toute résistance, et tendit sa tête à l’exécrable Popilius, chef des meurtriers, autrefois sauvé par son éloquence. Ainsi périt ce grand homme, à l’âge de 64 ans, souffrant la mort avec plus de courage qu’il n’avait supporté le malheur, et sans doute assez comblé de gloire pour n’avoir plus rien à faire ni à regretter dans la vie. Sa tête et ses mains furent portées à Antoine, qui les fit attacher à la tribune aux harangues, du haut de laquelle l’orateur, suivant l’expression de Tite-Live, avait fait entendre une éloquence que n’égala jamais aucune voix humaine. Cicéron fut peu célébré sous l’empire d’Auguste. Horace et Virgile n’en parlent jamais. Dès le règne suivant, Paterculus ne prononce son nom qu’avec enthousiasme. Il sort du ton paisible de l’histoire, pour apostropher Marc-Antoine, et lui reprocher le sang d’un grand homme. Cicéron a bien mérité le témoignage que lui rendit Auguste : c’était un bon citoyen qui aimait sincèrement son pays : on peut même lui donner un titre qui s’unit trop rarement à celui de grand homme, le nom d’homme vertueux ; car il n’eut que des faiblesses de caractère, sans aucun vice, et il chercha toujours le bien pour le bien même, ou pour le plus excusable des motifs, la gloire. Son cœur s’ouvrait naturellement à toutes les nobles impressions, à tous les sentiments purs et droits, la tendresse paternelle, l’amitié, la reconnaissance, l’amour des lettres. Il gagne à cette difficile épreuve d’être vu de près. On s’accoutume à sa vanité, toujours aussi légitime que franche, et l’un est forcé de chérir tant de grands talents ornés de tant de qualités aimables. Lorsque le goût se corrompit à Rome, l’éloquence de Cicéron, quoique mal imitée, resta l’éternel modèle. Quintilien en développa dignement les savantes beautés. Pline le Jeune n’en parle dans ses lettres qu’avec la plus vive admiration et se glorifie, sans beaucoup de droit, il est vrai, d’en être le constant imitateur. Pline l’ancien célèbre avec transport les prodiges de celle même éloquence. Enfin les Grecs, qui goûtaient peu la littérature de leurs maîtres, placèrent l’orateur romain à côte de Démosthène. À la renaissance des lettres, Cicéron fut le plus admiré des auteurs anciens ; dans un temps où l’on s’occupait surtout de l’étude de la langue, l’étonnante pureté de son style lui donnait un avantage particulier. On sait que l’admiration superstitieuse de certains savants alla jusqu’à ne point reconnaître pour latin tout mot qui ne se trouvait pas dans ses écrits. Erasme, qui n’ap

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prouvait pas ce zèle excessif, avait un enthousiasme plus éclairé pour la morale de Cicéron, et la jugeait digne du christianisme. Ce grand homme n’a rien perdu de sa gloire en traversant les siècles ; il reste au premier rang comme orateur et comme écrivain. Peut-être même, si on le considère dans l’ensemble et dans la variété de ses ouvrages, est-il permis de voir en lui le premier écrivain du monde ; et quoique les créations les plus sublimes et les plus originales de l’art d’écrire appartiennent à Bossuet et à Pascal, Cicéron est peut être l’homme qui s’est servi de la parole avec le plus de science et de génie, et qui, dans la perfection habituelle de son éloquence et de son style, a mis le plus de beautés et laisse le moins de fautes. C’est l’idée qui se présente en parcourant ses productions de tout genre. Ses harangues réunissent au plus haut degré toutes les grandes parties oratoires, la justesse et la vigueur du raisonnement, le naturel et la vivacité des mouvements, l’art des bienséances, le don du pathétique, la gaieté mordante de l’ironie, et toujours la perfection et la convenance du style. Que l’élégant et harmonieux Fénelon préfère Démosthène ; il accorde cependant à Cicéron toutes les qualités de l’éloquence, même celles qui distinguent le plus l’orateur grec, la véhémence et la brièveté. Il est vrai toutefois que la richesse, l’élégance et l’harmonie dominent plus particulièrement dans l’élocution oratoire de Cicéron, que même il s’en occupe quelquefois avec un soin minutieux. Ce léger défaut n’était pas sensible pour un peuple amoureux de tout ce qui tenait à l’éloquence, et recherchant avec avidité la mélodie savante des périodes nombreuses et prolongées. Pour nous, il se réunit à certaines cadences trop souvent affectées par l’orateur. Du reste, que de beautés nos oreilles étrangères ne reconnaissent-elles pas encore dans cette harmonie enchanteresse ! elle n’est d’ailleurs qu’un ornement de plus, et ne sert jamais à dissimuler le vide des pensées. Ce serait une ridicule prévention de supposer qu’un orateur philosophe et homme d’État, dont l’esprit était également exercé par les spéculations de la science et l’activité des affaires, eût plus d’harmonie que d’idées. Les harangues de Cicéron abondent en pensées fortes, ingénieuses et profondes ; mais la connaissance de son art l’oblige à leur donner toujours ce développement utile pour l’intelligence et la conviction de l’auditeur ; et le bon goùt ne lui permet pas de les jeter en traits saillants et détachés. Elles sortent moins au dehors, parce qu’elles sont, pour ainsi dire, répandues sur toute la diction. C’est une lumière brillante, mais égale ; toutes les parties s’éclairent, s’embellissent et se soutiennent ; et la perfection générale nuit seule aux effets particuliers. Le style des écrits philosophiques, dégagé de la magnificence oratoire, respire cet élégant atticisme que quelques contemporains de Cicéron auraient exigé même dans ses harangues. On reconnaît cependant l’orateur à la forme du dialogue, beaucoup moins vif et moins coupé que dans Platon. Les développements étendus dominent toujours, soit qu’un seul personnage instruise presque continuellement les