Page:Michel - La Commune, 1898.djvu/53

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pompes funèbres se refusant à ce changement de route ils se mirent en devoir de couper les traits afin de s’atteler eux-mêmes à la sinistre voiture.

» Je conduisais le deuil ou plutôt le deuil me conduisait, et serré de près par une mer humaine qui m’écrasait en m’escortant, j’avais été à plusieurs reprises projeté sur les roues qui au moindre recul auraient fini par me passer sur le corps.

» On me hissa donc sur le corbillard même où je m’assis les jambes pendantes à côté du cercueil. Du haut de ce lugubre observatoire je voyais des remous se produire, des gens tomber, se relever, d’autres passer presque sous les pieds des chevaux ou sous la voiture, en danger continuel de se faire broyer.

» J’avais beau leur crier désespérément de se garer, mes appels dans le brouhaha de la marche ne leur arrivaient même pas. Pour comble d’énervement, le grand air auquel j’étais exposé avait creusé mon estomac à peu près vide depuis trois jours et y développait subitement une fringale qui m’enleva mes dernières forces. Tout à coup, sans motif apparent, la tête me tourna et je tombai inanimé en bas du corbillard.

» Quand je rouvris les yeux j’étais dans un fiacre avec Jules Vallès et deux rédacteurs de la Marseillaise. Mon premier mot fut : — Qu’on aille vite me chercher quelque chose à manger, je meurs de faim.

» Vallès lui-même descendit et courut à un boulanger où il prit un pain de deux livres dont je me mis à dévorer la moitié et une bouteille de vin dont je bus une gorgée. Nous étions alors dans Paris au bout de l’avenue des Champs-Élysées près de la barrière de l’Étoile.

» Je me rappelai vaguement avoir été mené chez un épicier qui m’avait frotté les tempes avec du vinaigre et avait fait appeler le fiacre dans lequel je m’étais réveillé.