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cette œuvre gigantesque, déjà presque entièrement achevée à cette époque.

Sa première femme habitait avec lui et soignait le ménage. C’était une personne d’aspect bourgeois, très simple, qui s’effaçait le plus qu’elle pouvait.

Le soir et particulièrement le mercredi, il recevait quelques rares amis. Ils étaient bien une douzaine, je crois, ceux dont en ce temps-là il n’était pas méconnu et qui allaient le trouver dans sa solitude. Je citerai : Gasperini, Ed. Roche, Villot, Hans de Bulow, Champfleury, G. Doré, Lacombe, Stephen Heller, Émile Olivier et sa jeune femme (la fille de Liszt)… J’eus la faveur d’être du nombre de ces habitués, ce qui me valut le privilège d’avoir avec Wagner des rapports fréquents qui se consolidèrent par la suite.

N’ayant guère de relations dans Paris et n’en recherchant pas, Wagner se montrait heureux de cet entourage de quelques fidèles. Au coup de sonnette annonçant un arrivant, il fallait voir avec quel empressement le maître, sachant que c’était l’un de nous, se précipitait, alerte et joyeux, à la rencontre de l’ami.

Dès lors, il se dépensait en causeries exubérantes d’abandon. Toujours imprévu, tantôt il nous charmait par des aperçus empreints d’une grande élévation de pensées sur des sujets d’esthétique, d’histoire, de philosophie… Puis c’étaient des saillies humoristiques d’une verve étourdissante, confinant même parfois à la gaminerie.

Il s’exprimait assez couramment en français ; mais lorsque les idées se précipitaient dans son esprit, l’impatience qu’il éprouvait pour trouver le mot juste, lui suggérait des associations de vocables, d’une tournure parfois très originale.

L’intérêt de ces réunions croissait encore, lorsque Hans de Bulow apparaissait parmi les visiteurs. Wagner alors, ne se laissant guère prier, se plaisait à nous faire entendre, — accompagné par le grand pianiste, — non seulement des fragments de Tannhäuser (avec le texte français), mais des parties de Tristan, dont l’orchestration était complètement achevée. Chose stupéfiante, Hans de Bulow réduisait incontinent, à première vue sur le piano, les pages poly-