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« Tenez — dit le maestro à Wagner — ce petit orgue va vous faire entendre quelques vieux airs de mon pays, qui vous intéresseront peut-être. » Il toucha le ressort et aussitôt l’instrument de débiter, avec un son archaïque de flageolet, tout son répertoire. C’étaient des petits airs populaires.

« Qu’en dites-vous ? — reprit Rossini — voilà du passé et même du trépassé. C’est simple et naïf. Quel en est l’auteur ignoré ? Quelque ménétrier apparemment. Cela date de loin sans doute et cela vit toujours ! Est-ce que dans un siècle il en restera autant de nous ? »

De nous ! Certains éplucheurs ne manqueront pas l’occasion de voir là, à l’adresse de Wagner, un coup droit déguisé sous l’apparence d’une sénile bonhomie. Je ne pense pas que l’intention du maestro fut telle. Cette réflexion — identique d’ailleurs à celles qu’en d’autres occasions déjà je lui avais entendu débiter à ce même propos, — semblait d’une venue spontanée, émise simplement, sans arrière-pensée[1]. Wagner n’y fit pas attention.

Nous prîmes alors congé du maestro.

  1. Ceci me rappelle qu’un soir, après le dîner, le maestro ayant fait de la même façon les honneurs de son petit orgue à Auber, lui dit :

    « Voilà ! Si dans cinquante ans semblable mécanique fait encore résonner Di tanti palpiti, ce sera assurément la seule chose qui restera de moi. »

    Auber. « Et votre Barbier ? croyez-vous que dans un siècle, et dans tous les siècles à venir on ne le jouera plus ? »

    Rossini. « Avant un demi-siècle, toute notre musique sera probablement chinoise…, car les hauts bonnets de la politique assurent que le péril asiatique s’approche déjà de l’antichambre de l’Europe. Vous qui vivrez sans doute encore alors (Auber était presque nonagénaire), puisque vous vous entêtez à vous conserver pour justifier, je suppose, votre titre de directeur du Conservatoire, vous aurez alors la satisfaction d’entendre votre Cheval de Bronze en chinois, puis de célestes et piquantes Mandarines viendront à coup sûr rajeunir votre fibre, en provoquant de nouvelles et peut-être d’héroïques variations… comme épilogue à celles des Diamants de la Couronne…»

    Auber. « Quant aux Chinoises, j’adore les petits pieds, mais pas tant que ça… »

    Rossini. « Comme musicien, vous avez tort, puisque ces donzelles ne sauvaient marquer le pas qu’à force d’appoggiatures. »

    Auber. « Des pas redoublés à la chinoise alors ! »

    — Et ainsi de suite…