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RÉVOLUTION FRANÇAISE.

dait en esprits justes, exercés et même supérieurs. Ses chefs étaient deux hommes étrangers au tiers-état et adoptés par lui. Sans l’abbé Sièyes, l’assemblée constituante eût peut-être mis moins d’ensemble dans ses opérations ; et sans Mirabeau, moins d’énergie dans sa conduite.

Sièyes était un de ces hommes qui font secte dans des siècles d’enthousiasme, et qui exercent l’ascendant d’une puissante raison dans un siècle de lumières. La solitude et les travaux philosophiques l’avaient mûri de bonne heure ; il avait des idées neuves, fortes, étendues, mais un peu systématiques. La société avait surtout été l’objet de son examen ; il en avait suivi la marche, décomposé les ressorts ; la nature du gouvernement lui paraissait moins encore une question de droit qu’une question d’époque. Dans sa vaste intelligence était ordonnée la société de nos jours, avec ses divisions, ses rapports, ses pouvoirs et son mouvement. Quoique froid, Sièyes avait l’ardeur qu’inspire la recherche de la vérité et la passion que donne sa découverte : aussi était-il absolu dans ses idées, dédaigneux pour celles d’autrui, parce qu’il les trouvait incomplètes, et qu’à ses yeux la demi-vérité c’était l’erreur. La contradiction l’irritait ; il était peu communicatif ; il aurait voulu se faire connaître en entier, et il ne le pouvait pas avec tout le monde. Ses adeptes transmettaient ses systèmes aux autres, ce qui lui donnait quelque chose de mystérieux et le rendait l’objet d’une espèce de culte. Il avait l’autorité que procure une science politique complète ; et la constitution aurait pu sortir de sa tête, tout armée comme la Minerve de Jupiter ou la législation des anciens, si de notre temps chacun n’avait pas voulu y concourir ou la juger. Cependant, à part quelques modifications, ses plans furent généralement adoptés, et il eut dans les comités beaucoup plus de disciples que de collaborateurs.

Mirabeau obtint à la tribune le même ascendant que Sièyes dans les comités. C’était un homme qui n’attendait qu’une occasion pour être grand. À Rome, dans les beaux temps de la république, il eût été un des Gracques ; sur son déclin, un Catilina ; sous la Fronde, un cardinal de Retz ; et dans la dé-