Page:Mirbeau - Chez les fous, paru dans l’Écho de Paris, 2 juin 1891.djvu/7

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rendre ma pensée… Il a de gros doigts, grands et malhabiles, et j’avais peur qu’il ne la blessât, elle si frêle, si légère… Il la mit dans sa poche et s’enfuit en ricanant…

Le visiteur

C’est, en effet, une aventure extraordinaire…

Le fou

N’est-ce pas ?… D’abord j’écrivis à Caramel pour lui réclamer ma pensée, morte ou vive… Il ne me répondit pas… Je l’assignai devant le tribunal… Il ne vint pas… J’allai trouver le commissaire de police, qui me mit brutalement à la porte de chez lui. Il me traita de fou… Enfin, un soir, des gens de mauvaise mine pénétrèrent chez moi et me conduisirent ici. Voilà dix ans que j’y suis, ici, que j’y vis, monsieur le préfet, parmi des êtres grossiers et qui font des choses déraisonnables et effrayantes… dix ans que je suis dans cet enfer, privé de mon nom, de ma pensée !… Est-ce donc juste ? Et comment voulez-vous que je sois heureux ?… (Il tire de la poche de sa vareuse un petit cahier soigneusement enveloppé de papier et le tend au visiteur)… Prenez ceci… J’ai consigné dans ceci tous mes malheurs, monsieur le préfet… Veuillez étudier ma situation, et prendre telles mesures de justice qu’il vous plaira…

Le visiteur

C’est entendu… C’est entendu…