Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/36

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VIII

Ces pages que j’écris ne sont point une autobiographie, selon les normes littéraires. Ayant vécu de peu, sans bruit, sans nul événement romanesque, n’ayant commis que des actes incohérents, toujours solitaire, même dans ma famille, même parmi mes amis d’autrefois, même au milieu des foules, un instant coudoyées, je n’ai pas la vanité de penser que ma vie puisse offrir le moindre intérêt, ou le moindre agrément, à être racontée. Je n’attends donc, de ce travail, nulle gloire, nul argent, ni la consolation de songer que je puis émouvoir l’âme d’une dame vieille et riche. Je suis, dans le monde qui m’entoure de son ignoré, un trop négligeable atome et personne n’a souci de moi. Et, pourquoi, quelqu’un, sur la terre, se préoccuperait-il du silencieux insecte que je suis ? J’ai volontairement ou par surprise, je ne sais, rompu tous les liens qui m’attachaient à la solidarité humaine, j’ai refusé la part d’action, utile ou malfaisante, qui échoit à tout être vivant… Je n’existe ni en moi, ni dans les autres, ni dans le rythme le plus infime de l’universelle harmonie. Je suis cette chose inconcevable et peut-être unique : rien ! J’ai des bras, l’apparence d’un cerveau, les insignes d’un sexe ; et rien n’est sorti de cela, rien, pas même la mort. Et si la nature m’est si persécutrice, c’est que je tarde trop longtemps, sans doute, à lui restituer ce petit tas de fumier, cette menue pincée de pourriture qui est mon corps, et où tant de formes, charmantes,