Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/37

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui sait ? tant d’organismes curieux, attendent de naître, pour perpétuer la vie, dont réellement je ne fais rien et que, lâchement, j’interromps. Qu’importe donc si j’ai pleuré, si, parfois, j’ai labouré, du soc de mes ongles, ma sanglante poitrine ? Au milieu de l’universelle souffrance, que sont mes pleurs ? Que signifie ma voix, déchirée de sanglots ou de rires, parmi ce grand lamento, qui secoue les mondes, affolés par l’impénétrable énigme de la matière, ou de la divinité ?

Si j’ai dramatisé ces quelques souvenirs de l’enfance qui fut mienne, ce n’est pas pour qu’on me plaigne, pour qu’on m’admire, pour qu’on me haïsse. Je sais que je n’ai droit à aucun de ces sentiments dans le cœur des hommes. Et qu’en ferais-je ? Est-ce la voix du suprême orgueil qui parle en moi, à cette heure ?… Tentai-je d’expliquer, d’excuser par de trop subtiles raisons la retombée de l’ange que j’aurais pu être, à l’immonde, à la croupissante larve que je suis ? Oh ! non ! Je n’ai pas d’orgueil, je n’ai plus d’orgueil ! Chaque fois que ce sentiment a voulu pénétrer en moi, je n’ai eu, pour le chasser, qu’à porter les yeux vers ce ciel, vers ce gouffre épouvantant de l’infini, où je me sens plus petit, plus inaperçu, plus infinitésimal que la diatomée perdue dans l’eau vaseuse des citernes. Oh ! non, je le jure, je n’ai plus d’orgueil.