Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/123

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souillure quelconque. Il n’en gardait qu’un souvenir changé en haine féroce, le souvenir d’un capucin, rencontré en Espagne, et qui quêtait comme lui, aux mêmes endroits que lui. À part ce souvenir qui le faisait s’emporter furieusement contre les capucins et aussi contre tous les ordres mendiants, il parlait de ses plus répugnantes aventures, ainsi que d’une chose naturelle, avec une inconscience pénible. Et l’on sentait, à l’entendre, que ce doux homme serait allé jusqu’au crime, comme les prostituées vont à l’amour, sans savoir. En cette impudente vie de vagabond, si bien faite, cependant, pour détruire son rêve, il n’avait rien vu, rien compris, rien éprouvé en deçà et au-delà de ce rêve. Un fait s’accomplissait qui dominait tout, un fait supérieur aux conventions humaines : la chapelle. Pour lui, il n’y avait plus ni peuples, ni individus, ni justice, ni devoir, ni rien ; il n’y avait que la chapelle. Le point de départ de sa folie : l’Ordre de la Rédemption à reconstituer, il n’y songeait plus. Les corsaires, les trinitaires, les captifs, saint Jean de Matha, autant d’ombres lointaines qui allaient s’évanouissant. Et la chapelle emplissait la terre, emplissait le ciel. Le ciel était sa voûte, les montagnes ses autels, les forêts ses colonnes, l’Océan ses baptistères, le soleil son ostensoir, et le vent ses orgues. Pendant le temps qu’il rêvait ainsi, sur les routes étrangères, le Réno, abandonné, servait de refuge aux vagabonds sans gîte et aux amoureux, et les chats sauvages, s’y poursuivant de pierre en pierre, s’accou-