Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/253

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les inquiétudes intellectuelles qui tuent, tu mourras sans secousse… Et tout le monde, ignorant ta vie, ignorera ta mort… Tu seras pareil à ces jolis animaux des forêts, dont on ne retrouve jamais la carcasse, et qui disparaissent, volatilisés dans les choses !… Vois-tu, mon garçon, si j’avais connu autrefois ces vérités, je n’en serais pas où j’en suis aujourd’hui. Car je suis une canaille, un être malfaisant, l’abject esclave de sales passions… Enfin, je te dirai peut-être cela plus tard… Et sais-tu pourquoi ? Parce que, dès que j’ai pu articuler un son, on m’a bourré le cerveau d’idées absurdes, le cœur de sentiments surhumains. J’avais des organes, et l’on m’a fait comprendre en grec, en latin, en français, qu’il est honteux de s’en servir… On a déformé les fonctions de mon intelligence, comme celles de mon corps, et, à la place de l’homme naturel, instinctif, gonflé de vie, on a substitué l’artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d’idéal… l’idéal d’où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux… Tiens, tout à l’heure, je te disais que Dieu était une chimère… Eh bien ! je ne sais pas… je ne sais rien… car la conséquence de notre éducation et le résultat de nos études sont de nous apprendre à ne rien savoir, et à douter de tout… Il y a peut-être un Dieu… il y en a peut-être plusieurs… Je ne sais pas… Maintenant, va courir !… Non, attends !… Ce matin, j’ai encore trouvé un lacet, tendu aux merles… Je te défends de chasser les oiseaux… La vie