Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/298

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comme un lac immense, sans horizon, sans limites… un lac sur lequel je me sentais doucement traîné parmi des blancheurs d’onde, des blancheurs de ciel, des blancheurs infinies… En ce moment, je la vois pareille à ce grand ciel, qui est là, devant moi… Elle a des clartés admirables et profondes.

L’abbé souleva sa tête de dessus l’oreiller, et le cou tendu vers la fenêtre, une ivresse dans ses yeux, il laissa errer son regard dans l’espace.

Des nuages d’une incandescence d’argent vaguaient obliquement à travers l’azur lavé de rose par endroits, et par endroits glacé d’un verdissement pâle de cristal… Ils montaient au-dessus du bois, s’amoncelaient, s’épandaient, se dispersaient à travers le firmamental infini.

— Oui, répéta-t-il, la mort est pareille à ce grand ciel…

Il resta un moment silencieux, suivant avec extase la lente, la lumineuse ascension des nuées au-dessus du bois ; puis, de nouveau, il renversa la têtes sur son oreiller, s’allongea dans le lit, et, d’une voix mélancolique, il continua :

— J’ai manqué ma vie, mon petit Albert… Je l’ai manquée, parce que jamais je n’ai pu dompter complètement les sales passions qui étaient en moi, passions comprimées de prêtre, passions héréditaires, nées du mysticisme de ma mère, de l’alcoolisme de mon père. J’ai lutté pourtant, va !… Elles m’ont vaincu… Je meurs de cette lutte et de cette défaite. Lorsque j’ai pensé à revenir ici dans ce calme, dans cette solitude, je m’étais promis d’oublier le passé, de vivre