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Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/227

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ai-je pu être aussi longtemps aveugle ? Ai-je pu, pendant tant de mois, mépriser un pareil trésor ?

Je disais « trésor », parole d’honneur ! sans avoir jamais lu un livre d’amour ; tout le vocabulaire amoureux, tout le dictionnaire des tendresses bêtes et des élans ridicules me venait spontanément à l’esprit. Et pourtant, je n’étais point amoureux au sens poétique de ce mot. Je ne rêvais ni dévouements surhumains, ni sacrifices extra-terrestres, ni de parcourir avec elle, parmi les vols d’anges, les espaces célestes et les hyperlyriques régions où les poètes conduisent leurs incorporelles amantes. Je n’éprouvais pas l’ivresse mystique de mourir et le besoin de transmuer mon corps en âme de colombe ou de cygne. Non, ce que je voulais, c’était me jeter sur Mariette, comme ma cousine s’était jetée sur moi ; c’était surtout d’arracher, de mes doigts griffus, ces voiles de grossière indienne qui s’interposaient entre elle et mon désir de la connaître toute… C’était de jouir de sa splendeur nue !

L’amour m’avait rendu hardi. Et puis, Mariette n’était pas, pour moi, comme eût été une autre femme. Elle était notre domestique soumise et respectueuse. J’avais sur elle ma part d’autorité, et, si peu établi qu’il fût, le prestige du maître.