— Voilà un pauvre être qui, durant toute sa vie, a travaillé durement, comme un cheval de ferme. Il n’en peut plus… Son dos est courbé, ses jambes flageolent, ses bras ne peuvent plus étreindre les lourds fardeaux. Chez lui, il n’y a pas un sou… Tout ce qu’il a gagné, dans son atroce vie de travail, lui a suffi, à peine, pour se nourrir maigrement, pour ne pas aller absolument nu par les chemins… Et il a élevé six enfants, qui triment à leur tour, on ne sait où… Moi, je suis riche ! Et je vais, tout à l’heure, renvoyer ce vieillard qui, pendant trois jours, s’est exténué pour moi ; je vais le renvoyer sans un sou, avec ses églantiers que je lui refuse, je vais le renvoyer pour ne pas attirer sur moi la colère de ma femme… Est-ce donc vrai que j’en suis venu à cet état d’incomparable lâcheté ?
Le vieux mangeait toujours. Et, assis en face de lui, de l’autre côté de la table, je le regardais. Je regardais son corps usé, déformé par la misère, sa face ridée où la peau, durcie comme un cuir, moulait une ossature décharnée de squelette ; et mes yeux s’emplissaient de larmes. Est-ce sur lui que je pleurais, est-ce sur moi ? Je n’eus pas le temps de me poser cette question. La porte de la cuisine s’ouvrit et ma femme entra. Oh ! cet œil dur, ce pli de mépris qui tordit le coin de ses lèvres, cette figure d’étonnement et de dédain, je les revois