Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/108

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prit en affection… C’était le plus original des hommes… Par sa tenue sévère, d’une raideur mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose d’officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d’une sorte de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu’on en fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements et des académies. De loin, il avait positivement l’air de distribuer des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette impression se dissipait vite ; il suffisait, pour cela, d’entendre, ne fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante d’idées rares, et, surtout, de subir la domination de son regard, un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré vous, comme une vrille, profondément. Je l’aimais beaucoup, moi aussi ; seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucune tendresse ; je l’aimais avec crainte, avec gêne, avec ce sentiment pénible que j’étais tout petit à côté de lui, et, pour ainsi dire, écrasé par la grandeur de son génie… Je l’aimais comme on aime la mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. Lirat m’intimidait ; sa présence paralysait le peu de moyens intellectuels qui étaient en moi, tant je redoutais de laisser échapper une sottise, dont il se serait moqué. Il était si dur, si impitoyable à tout le monde ; il savait si bien, chez des artistes, des écrivains que je jugeais supérieurs à moi,