Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/133

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mâchonnais anxieusement un cigare que je ne me décidais pas à allumer, dans la peur de laisser passer une voiture où elle se fût trouvée… Un moment, je crus l’avoir aperçue, au fond d’un coupé qui allait en sens contraire de mon fiacre.

— Tournez, tournez, criai-je au cocher… et suivez ce coupé.

Je ne fis point réflexion que c’était agir bien légèrement envers une femme à qui j’avais été présenté la veille, par hasard, et que je voulais à tout prix réhabiliter. Le corps à demi penché sur la glace baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et je me disais : « Elle m’a peut-être reconnu… peut-être va-t-elle s’arrêter, descendre, se montrer. » Oui, je me disais cela, sans m’attribuer la moindre idée de conquête galante ; je me disais cela comme si c’eût été une chose toute simple, et toute naturelle… Le coupé filait, preste et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peine à le suivre.

— Plus vite ! commandai-je… plus vite donc et dépassez !

Le cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient. Alors une tête de femme, dont les cheveux s’ébouriffaient sous le chapeau très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les lèvres, fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif, apparut dans l’encadrement de la portière… D’un coup d’œil méprisant, elle inventoria le cocher,