Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/135

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globes de lumière, les fleurs des chapeaux, le buffet où s’étalaient des viandes parées, où des pyramides de fruits montaient, rouges et dorées, parmi les verdures et les étincelantes verreries. J’examinais les femmes, surtout, j’étudiais leur façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de leurs prunelles, le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets lourds cerclaient d’or et d’éclairs vifs, l’angle de chair du cou, si délicate et fine, qui s’enfonçait dans les corsages, sous le couvert rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une chose tout à fait nouvelle, comme le paysage d’un pays lointain, subitement entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu’à un très jeune homme. Porté, par une disposition chagrine de mon esprit, à faire prédominer, dans l’être humain, l’intime vie morale, c’est-à-dire à le marquer d’une laideur ou d’une souffrance, en ce moment, au contraire, je m’abandonnais à la satisfaction d’en goûter, sans réserves, le seul charme physique : je me réjouissais le regard de ce qu’une belle femme peut dégager de grâce autour d’elle ; même chez les plus laides, je retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une souplesse dans les mains, n’importe quoi, qui me contentait, et je me reprochai d’avoir si mal arrangé mon existence jusque-là, de m’être cantonné, en sauvage, au fond d’un appartement triste et sombre, de ne pas vivre enfin, alors que Paris m’offrait, à chaque pas, des joies si faciles à prendre et si douces à savourer.