Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/156

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monde entier. Ayant été en Afghanistan, il n’avait retenu, de tout un voyage à travers l’Asie centrale, que cette particularité, c’est que l’émir de Caboul, avec qui il eut, un jour, l’honneur de faire une partie d’échecs, jouait aussi vite que les Français : « Non, ce qu’il m’a épaté, cet émir ! » Il répétait aussi, volontiers : « Vous savez si je m’en suis payé des voyages… Eh bien, je puis le dire… en sleeping, en cabine, en télègue, n’importe où et n’importe comment, à sept heures et demie, tous les soirs… en habit ! »

Malterre ne m’aimait pas, bien qu’il se fût lié avec moi. D’une nature douce et timide, il n’osait me marquer son aversion, dans la crainte de déplaire à Juliette ; mais je la voyais sourdre dans son sourire de bon chien étonné ; mais je la sentais s’impatienter dans sa poignée de main.

Je n’étais heureux que seul avec Juliette. Là, dans le salon rouge, sous l’égide de l’Amour en terre cuite, nous restions parfois de longs temps sans prononcer une parole. Je la regardais ; elle baissait la tête, et, songeuse, jouait avec les effilés de sa robe, ou les dentelles de son corsage. Souvent, mes yeux s’emplissaient de larmes, sans que je susse pourquoi : des larmes très douces, qui coulaient sur moi comme un parfum, m’inondaient l’âme d’une liqueur magique. Et j’éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et de délicieux engourdissement.

— Ah ! Juliette ! Juliette !

— Voyons, mon ami, voyons, soyez sage !