Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/168

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noms de tous les chanteurs de tous les théâtres, sans que l’impénétrable attitude de Juliette me donnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à lui.

Notre installation dura quatre mois, à peu près. Les tapissiers n’en finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent des changements très longs. Elle revenait de ses courses quotidiennes avec des idées nouvelles pour la décoration du salon, du cabinet de toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement, les tentures de la chambre qui ne lui plaisaient plus… Enfin, un beau jour, nous prîmes possession de l’appartement de la rue de Balzac… Il était temps… Cette existence toujours en l’air, cette fièvre continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que des cercueils, cet éparpillement brutal des choses familières, ces piles de linge croulant, ces pyramides de cartons que l’on renverse, ces bouts de ficelles coupées qui traînent partout, ce désordre, ce pillage, ce piétinement sauvage des souvenirs les plus chers, les plus regrettés, et, surtout, ce qu’un départ contient d’inconnu, de terreur, dégage de réflexions tristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à des mélancolies, et, le dirai-je ? à des remords… Pendant que Juliette tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandais si je n’avais pas commis une irréparable folie ? Je l’aimais. Ah ! certes, je l’aimais de toutes les forces de mon âme ; et je ne concevais rien au delà de cet amour, qui m’envahissait chaque jour davantage, me