Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/194

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Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n’avais pas écrit une ligne :

— C’est tout ça ?… Vrai !… tu ne t’es pas foulé la rate… Et moi qui suis restée pour te faire travailler !… Oh ! d’abord, je sais que tu n’arriveras jamais à rien… Tu es bien trop mou !…

Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne résistais pas, presque heureux d’échapper aux mortels dégoûts, aux réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision symbolique du vieil homme, à moi-même… Ah ! surtout à moi-même. Dans la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l’existence de plaisir, j’espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j’entendais, au fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j’étais dans l’impossibilité d’élever Juliette jusqu’à moi, j’allais m’abaisser jusqu’à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j’avais gravies lentement, au prix de quels efforts ! je les redescendrais d’un coup, d’une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas, me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue profonde. Il n’était plus question de m’enfuir. Si, par hasard, cette idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans l’égarement de ma volonté j’apercevais, toujours plus lointaine, une route de salut, où le devoir semblait m’appeler, pour me soustraire à l’idée, pour ne pas m’élancer sur cette route, je