Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/195

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m’accrochais à de faux semblants d’honneur… Pouvais-je quitter Juliette ! moi qui avais exigé qu’elle quittât Malterre ? Moi parti, que deviendrait-elle ?… Mais non ! mais non ! je mentais… Je ne voulais pas la quitter, parce que je l’aimais, parce que j’avais pitié d’elle, parce que… N’était-ce point moi que j’aimais, de moi que j’avais pitié ?… Ah ! je ne sais plus ! je ne sais plus !… Aussi ne croyez point que l’abîme où j’ai roulé m’ait surpris brusquement… Ne le croyez pas ! Je l’ai vu de loin, j’ai vu son trou noir et béant horriblement, et j’ai couru à lui… Je me suis penché sur les bords pour respirer l’odeur infecte de sa fange, je me suis dit : « C’est là que tombent, que s’engouffrent les destinées perverties, les vies perdues ; on n’en remonte jamais, jamais ! » Et je m’y suis précipité…


Jean Béraud, Au café

Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée ; les cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là « le gratin » de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs ; des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, malsaines et blafardes ; des gommeux ahuris, dont la tête se penche sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées de fleurettes rouges,