Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/219

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sur le tapis, j’ai ramassé une carte de visite qui traînait… Madame Rabineau, 114, rue de Sèze… « Qui ça, Mme Rabineau ? » Juliette m’a répondu : « Ce n’est rien, donne… » Et elle a déchiré la carte… Et moi, imbécile, je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir !… Je me souviens de tout cela… Ah ! comment n’ai-je pas compris ?… Comment ne leur ai-je pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine ?… Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs !… Juliette est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre… avec une voilette épaisse qui lui cache la figure… L’ombre de sa main court sur la nappe, elle s’allonge, s’élargit, se rétrécit, disparaît et revient… Toujours je verrai cette ombre diabolique, toujours !…

— Embrasse-moi bien, mon chéri.

— Ne sors pas, Juliette ; ne sors pas, je t’en conjure.

— Embrasse-moi… bien fort… plus fort encore…

Elle est triste… À travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue l’humidité d’une larme.

— Pourquoi pleures-tu, Juliette ?… Juliette, par pitié, reste près de moi !

— Embrasse-moi… Je t’adore, mon Jean… Je t’adore !…

Elle est partie… Des portes s’ouvrent, se referment… Elle est partie… Dehors, j’entends le bruit d’une voiture qui roule… Le bruit s’éloigne, s’éloigne et meurt… Elle est partie !…