Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/284

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Et je vivais là, vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais, comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte, tombaient dans l’éternité de l’attente.

À l’exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand accablement… Je demeurais des après-midi entiers, sans bouger, la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi, comme au lendemain d’une ivresse. Ma vie ressemblait à un sommeil lourd, que traversent des rêves pénibles, coupés par de brusques réveils, plus pénibles encore que les rêves, et dans l’anéantissement de ma volonté, dans l’effacement de mon intelligence, je ressentais plus vive encore l’horreur de ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me jetait en des angoisses perpétuelles… Comme autrefois, sur la dune du Ploc’h, il ne m’était pas possible de chasser l’image de boue, qui grandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes plus cruelles… Perdre un être qu’on aime, un être de qui toutes vos joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu’à des souvenirs de bonheur, cela vous est une douleur déchirante… Mais où il y a une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance s’endort en quelque sorte bercée par sa tendresse même… Moi, je perdais Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaque minute, et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je ne pouvais rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures… J’avais beau chercher, sur la vase remuée de nos deux