Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/52

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s’embarrassa les jambes dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci dont la physionomie s’ahurissait.

— Et le maire ? criait le général… Où est-il, ce bougre-là ? qu’on me l’amène !… Est-ce qu’on se fout de moi, ici ?

Il soufflait, bredouillait des mots inintelligibles, frappait la terre du pied, invectivait le chef de gare. Enfin, tous les deux, l’un la mine très basse, l’autre faisant des gestes furieux, finirent par disparaître dans le bureau du télégraphe qui ne tarda pas à nous envoyer le bruit d’une sonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée de temps en temps par les éclats de voix du général. On se décida enfin à nous faire ranger sur le quai, par compagnies, et on nous laissa là, sacs à terre, immobiles, devant les faisceaux formés. La nuit était venue, la pluie tombait, lente et froide, achevant de traverser nos capotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là, la voie s’éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres les magasins et la masse des wagons que des hommes poussaient au garage. Et le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante, profila dans le ciel son long cou de girafe effarée.

À part le café, rapidement avalé, le matin, nous n’avions rien mangé de la journée et bien que la fatigue nous eût brisé le corps, bien que la faim nous tenaillât le ventre, nous nous disions, consternés, qu’il