faudrait encore se passer de soupe aujourd’hui. Nos gourdes étaient vides, épuisées nos provisions de biscuit et de lard, et les fourgons de l’intendance, égarés depuis la veille, n’avaient pas rejoint la colonne. Plusieurs d’entre nous murmurèrent, prononcèrent à haute voix des paroles de menace et de révolte ; mais les officiers qui se promenaient, mornes aussi, devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent pas y faire attention. Je me consolai, en pensant que le général avait peut-être réquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir ! Les minutes s’écoulaient ; la pluie toujours chantait sur les gamelles creuses, et le général continuait d’injurier le chef de gare, qui continuait à se venger sur le télégraphe, dont les sonneries devenaient de plus en plus précipitées et démentes… De temps en temps, des trains s’arrêtaient, bondés de troupes. Des mobiles, des chasseurs à pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et le képi de travers, s’échappaient des voitures où ils étaient parqués, envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air, impudemment. De ce fourmillement de têtes humaines, de ce piétinement de troupeau sur le plancher des wagons partaient des jurons, des chants de Marseillaise, des refrains obscènes qui se mêlaient aux appels des hommes d’équipe, au tintement de la clochette, à l’essoufflement des machines. Je reconnus un petit garçon de Saint-Michel, dont les paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. Je lui demandai où ils allaient ainsi. Ils n’en savaient
Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/53
Apparence