Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/54

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rien. Partis du Mans, ils étaient restés douze heures à Connerré, à cause de l’encombrement de la voie, sans manger, trop tassés pour pouvoir s’allonger et dormir. C’était tout ce qu’il savait. À peine s’il avait la force de parler. Il était allé à la buvette afin de tremper ses yeux dans un peu d’eau tiède. Je lui serrai la main, et il me dit qu’à la première affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient prisonnier… Et le train s’ébranlait, se perdait dans le noir, emmenant toutes ces figures hâves, tous ces corps déjà vaincus, vers quelles inutiles et sanglantes boucheries ?

Je grelottais. Sous la pluie glacée qui me coulait sur la peau, le froid m’envahissait, il me semblait que mes membres s’ankylosaient. Je profitai d’un désarroi causé par l’arrivée d’un train pour gagner la barrière ouverte et m’enfuir sur la route, cherchant une maison, un abri, où je pusse me réchauffer, trouver un morceau de pain, je ne savais quoi. Les auberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés par des sentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne… À trois cents mètres de là, j’aperçus des fenêtres qui luisaient doucement dans la nuit. Ces lumières me firent l’effet de deux bons yeux, de deux yeux pleins de pitié qui m’appelaient, me souriaient, me caressaient… C’était une petite maison isolée à quelques enjambées de la route… J’y courus… Un sergent, accompagné de quatre hommes, était là qui vociférait et sacrait. Près de l’âtre sans feu, je vis un vieillard, assis sur une chaise de paille très basse, les coudes sur les genoux, la tête