Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/64

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que je regagnais la tente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s’étant arrêté au pied d’un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie d’où le sang coulait.

La matinée me fut meilleure que je l’aurais pensé. J’eus la chance de ne faire partie d’aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil, rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp — les sonneries du clairon, le hennissement d’un cheval, au loin — je songeai aux êtres et aux choses que j’avais quittés. Mille figures et mille paysages défilèrent rapidement devant mes yeux… Je revis le Prieuré, ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis ma chambre d’étudiant, mes camarades de l’école, et, dominant le tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres, son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes soulevées par la danse. Puis l’image d’une femme inconnue, en robe mauve, que j’avais aperçue un soir, au théâtre, dans l’ombre d’une loge, me revint, obstinée et douce vision !

Pendant ce temps, les plus valides d’entre nous