Aller au contenu

Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’œil obstinément fixé à la pointe de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec une sorte d’angoisse au cœur, de savoir que les Prussiens étaient si près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd’hui peut-être, et j’eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge, debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était loin, nous l’avions désirée, d’abord par enthousiasme patriotique, ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude, comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu’elle s’offrait, nous en avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes yeux se portèrent vers l’horizon, dans la direction de Chartres. Et la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d’inexorabilité. Là-bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m’attendais à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes, s’embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout rouge sous le soleil, me fit l’effet d’une mare de sang ; les haies se déployaient, se rejoignaient, s’entrecroisaient, pareilles à des régiments hérissés d’armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les pommiers s’effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute.

— Rompez le cercle… arche ! cria le lieutenant.

Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes long-